Etape 1 : la nuit où on dort, et c'est tout

Avec Mon Cœur depuis qu’on est ensemble, à chaque rendez-vous c’est la fête à mon corps. Mais tout bascule un soir que Mon Cœur arrive chez moi (tard) après une journée de boulot (longue). «  Ça te dit qu’on se fasse livrer une pizz  ?  » demande-t-il au plafonnier. Mon balconnet tout neuf me grattouille un peu sous le corsage, mais je me dis que ma surprise peut attendre le moment où il me rejoindra au lit.

Après le dîner je me dirige vers la chambre, et quand Mon Cœur m’y rejoint je fais mine d’être très très concentrée sur mon magazine, nonchalamment dénudée dans ledit balconnet… Et la brute demande à la lampe de chevet : «  Ça te dérange pas si j’éteins  ?  Chuis crevé et demain je bosse tôt.  » Ah bon. «  Non non ça ne me dérange pas  », je flûte.


Et pendant qu’il ronfle du sommeil de l’homme pizzé, moi au bord des larmes, de la crise de nerfs et du gouffre de l’abandonnite, je remets tout en question. Mon Cœur se serait-il déjà lassé ? Qu’ai-je fait pour qu’il ne me désire plus ? Combien de fois par semaine faut-il faire l’amour pour être sûrs qu’on s’aime vraiment ?

 
Cela dit :


Même si j’ai arrêté de m’ébattre à tout bout de champ avec Mon Cœur, je constate qu’il ne me quitte pas. Au contraire, il me présente ses amis et on se met à sortir.

Du coup j’arrête de comparer ma vie sexuelle aux statistiques, la petite inflammation qui commençait sérieusement à menacer mon pôle Sud s’est bien calmée, et je me dis qu’explorer le monde à deux, ça ne serait pas ça le début de l’intimité ?
Etape 2 : le test HIV

Des préservatifs, j’en utilise depuis que je suis indépendante et responsable. Donc évidemment quand je rencontre Mon Cœur, ça ne m’effleure même pas de faire sans.

Mais il trouve que c’est pénible toute cette intendance latex, d’ailleurs parfois ça le gratte, sans compter que ça réduit ses sensations, et les miennes donc. Mais, puisqu’on est ensemble depuis quelques mois, je suggère qu’on aille faire un test au centre de dépistage, on a les résultats très vite maintenant. Ok, me répond-il enthousiaste.

Arrivés dans la salle d’attente, il fait une drôle de tête. Il tripote nerveusement la fermeture Éclair de son blouson, il sort, il rentre, il prend quinze dépliants sur la prévention des IST (quinze fois le même, en fait), puis il demande «  c’est vraiment sûr cette histoire de résultats rapides  ?  », oui enfin faut pas exagérer non plus ça fait à peine dix minutes qu’ils nous ont fait la prise de sang, hé ho.


Et pendant qu’il se ronge les ongles je me demande s’il n’aurait pas des choses à cacher. Il a une maîtresse  ? Ou une femme  ? Il se drogue  ? D’ailleurs qu’est-ce qui me prouve que je le connais bien  ? En voyant ma tête, il me demande ce qui cloche. Je lui fais part de mes doutes. Il se vexe, me traite de «  parano  » et de «  pour qui tu me prends », c’est juste qu’il avait peur de la piqûre. La dame arrive, tout va bien c’est négatif. On s’en va maintenant  ?
Cela dit :

Le test, ça veut quand mêecirc;me dire «  À partir de maintenant, il n’y a plus que toi.  » Et je me demande si ça n’était pas moi que ça faisait un peu flipper.

La peur de s’engager, ça ne concerne pas que les gars… Et puis un jour, on saute le pas, et on trouve ça… Dingue, drôlement libérateur en fait !
Etape 3 : être seule avec ses parents

Cet après-midi on passe prendre le thé chez les parents de Mon Cœur. Tout se déroule comme d’ordinaire dans une ambiance courtoise jusqu’au moment où le portable de Mon Cœur sonne. Forcément, avec sa famille, il n’est pas obligé d’être poli, lui, donc il prend l’appel et s’en va discuter dans la cuisine de quelque chose qui concerne la troisième guerre mondiale, ou peut-être un truc sur Xbox.

Je me retrouve seule face à Monsieur et Madame, qui attendent que je raconte quelque chose, et que je leur prouve par la même occasion que je suis aussi «  intelligente et drôle  », que le leur a dit Mon Cœur.

Prix de l’immobilier, anecdotes sur son enfance, recette de la crème anglaise… je m’investis à fond dans la conversation, tout en surveillant du coin de l’œil la porte, et l’angoisse me gagne, il ne réapparaît pas, mon inspiration s’épuise.

Quand il refait surface, c’est pour s’exclamer : «  Encore l’histoire de la file d’attente à la banque  ?  C’est pas marrant cette blague, papa, elle rit juste pour te faire plaisir  !  »

Devant Beau-papa, je nie en bloc, en me demandant si je ne suis pas en train de passer pour une godiche. Mais on règlera ça plus tard, pour l’instant ouf il est revenu.
Cela dit :

Le père répond à son fils qu’il peut bien retourner dans la cuisine avec son téléphone, on s’amuse mieux quand il n’est pas là.

Finalement, c’est Mon Cœur qui passe pour un rabat-joie, et moi je suis souriante et sociable, verdict confirmé quelque temps plus tard par la cousine de Mon Cœur qui le tient de Tante Denise qui le tient de Belle-maman elle-même. Yesssss.
Etape 4 : la porte des toilettes

Au début de notre relation, chaque fois que mes nécessités physiologiques se font ressentir en présence de Mon Cœur, je mets un point d’honneur à ce que rien ne ternisse ma réputation de princesse immatérielle. En gros, j’attends qu’il parte.

Sauf que Mon Cœur ne part plus puisqu’on vit ensemble. Je suis donc obligée de passer au petit coin en sa présence. Alors ­j’attends qu’il soit dans une autre pièce, je mets de la musique… et je m’enferme à double tour. Manquerait plus qu’il entre sans faire exprès et découvre que même moi, je ne suis pas au-dessus de ça, alors que pour l’instant il me prend pour l’incarnation de ses rêves les plus fous.

Un jour où je cherche pour la énième fois mon téléphone, j’interpelle Mon Cœur depuis la chambre. «  Non je l’ai pas vu ton portable  », qu’il dit. «  Tu peux regarder sur l’étagère du salon  ?  », je demande. «  Non, je peux pas  », me répond-t-il. Alors j’y vais moi-même.

Quelle n’est pas ma stupeur de découvrir que Mon Cœur me parlait depuis les cabinets, porte entrouverte, où il méditait avec l’aide d’un magazine.
Cela dit :

J’aime toujours Mon Cœur après ce choc frontal. Comme quoi il faut plus qu’une porte ouverte pour nous déstabiliser.

À partir de là, la puissance inébranlable de nos sentiments me permet de me rendre en toute simplicité au petit coin, et de renouer ainsi avec ma condition humaine, ce qui est tout à fait reposant. La porte entrouverte, cela dit, on verra après plusieurs siècles de vie commune.
Etape 5 : la dispute qui dégénère

Ça fait bien trois heures que la lessive marine dans le tambour de la machine à laver. Mon Cœur refuse de coopérer, sous prétexte que la lessive ça pouvait attendre demain, qu’on vient de passer deux heures à faire les courses, et qu’il aimerait bien profiter de son aprèm’ de repos. Sauf que moi, j’ai pas l’intention de me détendre tant que j’aurai des dossiers en cours, et là il faut encore que je change la litière du chat, que je repasse mon chemisier, et les vitres auraient besoin d’un petit coup, alors il va faire l’effort de lever son derrière pour sortir l’étendoir, pour une fois que je lui demande un truc.

Je rajoute que la maison ne s’autonettoie pas, en réalité c’est moi qui passe et repasse derrière lui et que j’en suis fatiguée. Loin de s’émouvoir, Mon Cœur réplique que si y’a que ça, il peut aussi bien retourner chez lui, là où aucune casse-noisettes ne viendra polluer son week-end :  «  C’est quand même pas ma faute si t’as rien d’autre à faire que le ménage un samedi.  »


Oah fainéant, mesquin et méchant en plus. Pour ne pas être en reste je dis des choses où il est question que ça c’est bien d’un mec et que si sa mère l’avait élevé au lieu de simplement le nourrir eh bien…

Et je ne me souviens pas de la suite, il est parti et c’est aussi bien parce que si c’est pour être avec un égoïste doublé d’un malappris je ne vois pas ce qu’on fait ensemble alors là vraiment.
Cela dit :

Pendant un jour ou deux, voire une semaine, je commence par me monter le bourrichon en appelant les copines pour dire que moi me laisser traiter comme une esclave alors là.

Les copines qui en ont vu d’autres me disent que si je le sens comme ça j’ai bien raison. Mais peu à peu je remarque qu’on s’amuse vachement moins avec des vitres, même propres, qu’avec un fiancé. Et que peut-être on peut discuter des choses de façon civilisée au lieu de s’envoyer des adolescenteries à la figure.

Quand il m’appelle, je propose d’aller signer un armistice en terrain neutre, au Café des Amis par exemple. Nous avons survécu à notre première dispute, notre couple n’est pas mort : yessss.
Etape 6 : la collision esthétique

Mon Cœur et moi on a décidé de s’installer, et on vient de trouver l’appart idéal pour faire cohabiter mes habits et ses bouquins.

Alors que je feuillette rêveusement le catalogue Ikea, il me fait remarquer qu’il a déjà plein de meubles qui sont très bien, qu’avec un coup de peinture tout sera assorti et comme neuf. Le plus fort c’est qu’il me convainc.

Résultat : dans le salon de notre nouveau chez-nous se côtoient une table en bouleau massif, une bibliothèque en rotin, quatre chaises différentes, un canapé avec une housse trouée, le tout vaguement marron. Son plasma trône au centre du salon, et mon miroir en pied se trouve relégué derrière la porte de la chambre. Alors que je considère l’étendue des dégâts et dis adieu mentalement à mon salon Ikea jonquille, Mon Cœur range ses vieilles bédés sur l’étagère en rotin en sifflotant : «  Ça aurait été bête de tout jeter, non  ?  »

Soudainement, je me demande si on vit bien sur la même planète, et si ça va le faire, cette cohabitation. J’aurais peut-être dû y réfléchir avant, j’ai déjà versé la caution.
Cela dit :

J’ai fait des économies.

Mais surtout, à 8 ans, j’avais prêté «  Astérix et les Normands  » à mon cousin, et je ne l’avais jamais récupéré. Pas grave, parce que maintenant grâce à Mon Cœur, j’ai toute la collection. Alors c’est un peu une enfance en commun que je me découvre avec Mon Cœur.

D’ailleurs, quand je discute avec lui, j’oublie que nos meubles sont moches. Et quand j’arrête de discuter, je me dis que dans deux trois ans, le salon Ikea, si ça se trouve, on aura l’argent.
 
Etape 7 : le désaccord insoluble

Hormis quelques frictions dues à l’intendance du quotidien (ménage, courses, lit pas fait), Mon Cœur et moi, c’est un peu deux cerveaux pour une même vision du monde.

Notre osmose idéologique prend fin le jour où, voyant se profiler un long week-end, je propose : «  Ça te dit d’aller chez mes parents  ?  Ils ont déjà sorti les chaises longues il fait super beau chez eux  !  » (Mes parents habitent le Roussillon, nous non.)

Mon Cœur lève vaguement un sourcil en disant que pourquoi pas. Je me réjouis déjà, mais même en scrutant bien, je ne décèle aucune marque d’enthousiasme sur son visage. «  En fait y’a Max et les autres qui louent un gîte en baie de Somme, ça te dirait pas plutôt  ?  », il demande.

Il m’explique que mes parents sont vraiment très sympas sauf qu’on les voit pas mal, déjà. Je le prends comme une attaque personnelle étant donné que j’adore mes parents, et je me demande combien de découvertes désagréables il me reste encore à faire sur les pensées profondes de Mon Cœur, qui avait sacrément bien caché son jeu jusque-là.

Comme on n’arrive pas à trancher, on décide de faire chacun de notre côté ce qui nous plaît. Pour moi qui crois très fort aux vertus du compromis depuis l’histoire de la lessive, c’est un coup dur. Comment s’entendre à long terme si déjà on n’est pas capable de se mettre d’accord pour un week-end ?
Cela dit :

Maintenant que j’y pense, hormis moi-même, je ne connais personne qui partage exactement mes opinions et mes désirs. D’ailleurs, je suis prête à parier que, à la longue, ça me lasserait de sortir avec mon double.

Diverger, c’est constructif aussi. Ça nous permet de nous rappeler qu’on est deux personnes différentes, et qu’on a le droit de faire des choses séparément de temps en temps. En l’absence de Mon Coeur, je vérifie qu’il me manque, et ça confirme ce que je pensais : je l’aime comme au premier jour.
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