Abdoulaye Wade: du roi de la farce au roi de la terreur

Comment le grand-père farfelu qui voulait régler le problème israélo-palestinien et offrait des terres aux pauvres Haïtiens a pu se transformer en grand ordonnateur de la répression aveugle qui refuse toute discussion?


Abdoulaye Wade n'a jamais été un chef d'état comme les autres, Ni viande, ni poisson, selon l'expression consacrée. Il cumule l'originalité d'un Khadafi, le franc parler et l'intransigeance d'un Gbagbo, mais également la démagogie d'un Jacques Chirac, le paternalisme et la sagesse d'un Senghor. Abdoualye Wade, c'est ce mélange doux amer d'explosion et de bienveillance, un cocktail qui lui a permis de déstabiliser en quelques années toute la scène politique, en prenant toujours une longueur d'avance sur ses détracteurs et opposants.
Abdoulaye Wade a beaucoup de réalisations à son actif. On lui doit de nombreuses routes, même si peu ont été construites par des entreprises sénégalaises, mais également le discrédit jeté sur de nombreuses institutions, une bonne quinzaine de scandales financiers très importants dont la tentative de corruption à coup de millions d'un très haut fonctionnaire du FMI, mais aussi les premières déclarations présidentielles en wolof, la langue nationale, la statue de la renaissance calquée sur 'L'ouvrier et et la Kholkhozienne' et construite par la Corée du Nord, l'octroi de terres aux sinistrés d'Haïti, le troisième festival des Arts Nègres, l'institut africain des mathématiques, la déliquescence des hôpitaux, la signature mais la non ratification du traité de Maputo, de la loi sur la parité et l'accès à l'emploi des handicapés, la gloire qu'il s'attribue d'avoir fait libérer Clothilde Reiss, des grosses colères face à l'ambassadeur des Etats Unis, le triplement en silence du prix des denrées de première nécessité, l'annonce que le Sénégal a atteint l'autosuffisance alimentaire et même vend du riz à la Thaïlande, l'enlisement du conflit de Casamance entre autres. De bonnes idées, mais aussi des gaffes et de bonnes tranches de rigolade.
On l'aura compris, Abdoulaye Wade c'est ce mélange coloré et sympathique d'idées grandioses de visionnaire, de rendez-vous manqués avec l'histoire et d'abus de pouvoir. Superbe et ridicule tout à la fois. Crédible et instable, sympathique et un peu fêlé. Plus démocrate qu'un Ali Bongo, moins sage qu'un Amadou Toumani Touré.
 
Comment la population du Sénégal perçoit-elle Abdoulaye Wade? On ne va pas s'aventurer à répondre à cette question. Mais on peut s'interroger sur la vision véhiculée par la presse sénégalaise, une vision qui n'a cessé d'évoluer de celle du grand farceur à celle du grand tueur. Comme le clown qui nous fait bien rire finit par nous terroriser.
Déjà, il faut parler d'une certaine génération de journalistes. Ceux qui ont vu le champ médiatique s'ouvrir avec la création de la première radio libre en 1994. Une jeune génération, qui ne pouvait plus comprendre le monopole de la Radio Télévision Sénégalaise et avait, comme le reste de la population, cette aspiration si forte au changement, à l' « alternance ». Alternance survenue finalement en 2000 au terme d'un scrutin libre et transparent où Abdou Diouf a poliment cédé la place à l'Alternance en personne, Abdoulaye Wade. La presse a joué un rôle capital dans cette alternance, et les plus grands journalistes détracteurs d'Abdoulaye Wade continuent de le reconnaître 12 ans après. Ils ont porté au pouvoir celui qui pendant 26 ans d'opposition, boudé par les médias officiels, a donné sa sueur et son sang pour son combat. Gazé, emprisonné, harcelé, endetté, boycotté. Quand il a pris son bain de foule dans la liesse général en 2000, Abdoulaye Wade lavait bien des affronts et bien des frustrations s'envolaient. La presse applaudissait, soulagée de voir l'histoire prendre un coup d'accélérateur.
 
Les médias, forts de cette liberté de presse pas si ancienne et de ce fait à préserver, ont été critiques très tôt vis à vis du président nouvellement élu. Est-ce de manière collatérale? Il ne leur a pourtant jamais été possible de débarrasser Abdoulaye Wade de son capital sympathie, un peu à la manière dont les Guignols de l'Info, à force de se moquer de Jacques Chirac, lui ont forgé une véritable personnalité charismatique dans laquelle il n'a plus eu qu'à se glisser. Le tourbillonnant Abdoulaye Wade, moqué mais respecté par la plupart des médias, a commencé à lancer ses fleurs comiques dans l'espace, ses lubies et des promesses démesurées, ses revirements de bord, ses limogeages de ministres qui s'attaquaient un peu trop à son fils, et ses scandales financiers. Par petites touches, il a repoussé les limites de l'acceptable, et s'est taillé ainsi un terrain de jeu dont il est le seul roi. Il a bâti cet empire en dépit de la veille des médias et de celle de l'opposition pourtant croissante à son régime. Pourquoi? Parce que d'une certaine manière, ces deux types d'acteurs sont entrés dans le jeu de la provocation, le laissant toujours mener la danse de la division. L'opposition s'est retrouvée cantonnée à réagir et non à surprendre le pouvoir. En dénonçant à tout va avec forces moqueries ce chef de l'état qui se permet tout, les journaux ont banalisé sa pratique du pouvoir.
Pensons simplement à ce surnom octroyé au fils Karim Wade lorsque son père l'a nommé ministre de l'énergie, des transports terrestres et aériens et compagnie: « ministre du ciel, de la terre, de tout ce qu'il y a entre les deux, de l'ombre et de la lumière ». Poétique, certes. D'une forme de poésie qui fait accepter une réalité un peu limite d'un fils qui reçoit de manière illégitime plusieurs ministères importants. Le pays s'est finalement acclimaté aux « Waderies », dont quelques exemples ont été cités plus haut.
Dans les rédactions sénégalaises, on se marre bien. On s'indigne, mais on finit par en rire.
 
Seulement, très récemment, c'est la gravité qui a pris le pas. Il y a l'incertitude qui plane sur le scrutin. Il y a la violence policière qui n'en finit pas de choquer et d'émoustiller, notamment cette violence qui se déchaîne sur les journalistes lorsqu'ils s'approchent trop près des tenants de la force légitime. Avec cette trouille qu'on lit dans les yeux de la police, des éléments souvent jeunes et inexpérimentés, comme si on leur avait martelé que la terreur était de l'autre côté, du côté de ces quelques manifestants qui jettent des pierres en revendiquant leur droit d'accéder à la place de l'Indépendance ou de prier en paix dans la plus grande mosquée Tidiane de la ville. Comme si la solution était la répression, comme si la violence serait bien pire encore si on laissait les manifestants défiler. Abdoulaye Wade joue la carte de l'intransigeance et envoie un message bien clair à son peuple, aux journalistes, à l'opposition: « ne vous mettez pas en travers de ma route ».
Au grotesque de la situation dont on pensait qu'elle aurait une issue pacifique, c'est à dire normale, habituelle au Sénégal, s'est substituée la crainte de l'avenir. Cette génération de journalistes qui voyaient en 2000 l'avènement de l'espoir découvre également que derrière Abdoulaye Wade se cache l'ombre des dictateurs, ceux qu'il a invités à partir (Laurent Gbagbo, Mouammar Khadafi), ou ceux qu'il a protégé (Hissène Habré). On ne joue plus. Certains journaux évoquent « les premiers pas d'une dictature ». Ils découvrent médusés une partie du peuple radicalisée, prête à prendre des coups et à les rendre, à caillasser le cortège présidentiel, dans un pays où même les détracteurs du président continuent souvent à l'appeler « Maître », de son titre d'avocat, qui a défendu avec Robert Badinter l'opposant Mamadou Dia lors de son procès pour coup d'état contre Léopold Sédar Senghor.
Non pas que les journalistes se soient laissés berner ou qu'ils n'aient pas été attentifs. Ils ont probablement en fait été trop optimistes. Après 50 ans d'indépendance et de stabilité politique, qui aurait pu penser que la première victime des dérives autocratiques des régimes précédents pourrait vouloir mettre à mal le contrat social sénégalais? Tous ces tours joués par Abdoulaye Wade, toutes ces « waderies », n'était-ce finalement pas pour détourner l'attention et obliger les « chiens de garde» de la démocratie à courir plusieurs lièvres à la fois, avec l'impossibilité d'entendre les bruits de bottes du coup de force en marche?
L'histoire de la presse sénégalaise est riche de combats, de résistance, de courage. Il lui faut à présent commencer l'écriture d'une autre page, celle du contre-pouvoir réel, en obligeant notamment les prochains tenants du pouvoir, qu'ils changent ou qu'ils restent les mêmes, à rendre des comptes. Et pour cela, la restaurations des institutions républicaines est une étape inévitable. Le Sénégal va-t-il relever le défi?

Hélène Alex de Mediapart

Bamba Toure

Vendredi 2 Mars 2012 16:37

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