La scène est insoutenable. Après neuf mois d'absence, Nelson Mandela est exhibé le 29 avril dernier dans une vidéo, le visage frêle et le regard perdu, posant de force aux côtés du président sud-africain Jacob Zuma, également chef du Congrès national africain (ANC, le parti majoritaire). Contrairement aux images pourtant édifiantes, le chef de l'État arc-en-ciel, tout sourire, se félicite de la "bonne forme" du héros de la lutte contre l'apartheid. Quatorze ans après son départ de la présidence, l'icône Mandela est toujours exploitée à l'excès par son parti politique.
Dix-neuf ans après la fin du régime ségrégationniste qui a cédé sa place au règne de l'ANC, l'Afrique du Sud est devenue un pays démocratique qui garantit à chacun de ses citoyens, quelle que soit sa couleur, les mêmes droits. Mais cette égalité se limite aux questions purement civiques. Au niveau économique et social, la situation est tout simplement pire qu'à la fin de l'apartheid (l'indice de Gini, mesurant les inégalités salariales, est de 0,7). Le chômage endémique (de 30 à 40 %), la non-redistribution des terres (3 % appartiennent aux populations noires) ou le manque de logements frappent avant tout les populations noires.
Répartition du pouvoir
"La sortie de l'apartheid a creusé des inégalités au sein de la communauté noire", précise Philippe Hugon, directeur de recherche en charge de l'Afrique à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). "Tandis que la bourgeoisie noire s'est enrichie, les exclus du système demeurent largement majoritaires." Au pouvoir depuis 2009, le président Jacob Zuma, successeur de Tabo Mbeki, dirige le pays au sein d'une alliance tripartite regroupant l'ANC, le parti majoritaire, le Parti communiste sud-africain et le Cosatu, le Congrès des syndicats d'Afrique du Sud.
"Il existe depuis l'époque Mandela un contrat entre l'ANC, qui assure le pouvoir politique, et le Cosatu, qui dispose du pouvoir social, qui oeuvrent à la pérennisation du capitalisme blanc", explique Philippe Hugon. Si le parti majoritaire possède un large spectre idéologique, allant d'idées marxistes prônant la nationalisation des mines jusqu'aux tendances les plus libérales, il est décrié pour sa relative bienveillance vis-à-vis des entreprises étrangères exploitant ses abondantes ressources minières (or, platine et diamant).
L'exaspération sociale est à son comble
Première économie du continent, avec plus de 30 % du PIB de l'Afrique subsaharienne, l'Afrique du Sud a même intégré en 2010 les Brics, le groupe des cinq grandes puissances émergentes (avec le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine). La crise mondiale a toutefois entraîné un ralentissement de sa croissance (+ 2,5 % en 2012 contre 3,3 % de moyenne depuis la fin de l'apartheid). À en croire le chercheur Philippe Hugon, le pays serait "sur le fil du rasoir". "L'Afrique du Sud doit, d'un côté, rassurer les capitalistes financiers blancs dont elle a besoin dans un secteur extrêmement mondialisé et, de l'autre, répondre aux aspirations des 40 % de jeunes Noirs qui n'ont pas d'emploi et ne bénéficient pas de la redistribution des terres", explique le spécialiste de l'Afrique.
L'exaspération sociale a provoqué de nombreux mouvements sociaux dans le pays, revendiquant une amélioration de leurs conditions de vie. Le rassemblement le plus marquant reste la grève en août 2012 des mineurs du site de platine de Marikana (nord-ouest), appartenant à la compagnie britannique Lonmin. Face aux revendications salariales des ouvriers, dont certains étaient armés, la police a répondu par des tirs à balles réelles : 34 grévistes ont ainsi perdu la vie.
© Gallo Images/Rex Features
"Perte des valeurs d'intégrité"
"Le conflit de Marikana est également lié à des luttes de syndicats entre le tout-puissant Cosatu et de nouvelles formations qui voulaient gagner plus de poids localement", rappelle toutefois Philippe Gervais-Lambony*, professeur de géographie et chercheur à l'université de Paris Ouest Nanterre. "Or, un taux de chômage élevé signifie de fait la mise à l'écart d'une part importante des Sud-Africains de toute structure syndicale", ajoute le spécialiste. L'énorme frustration sociale s'explique également par la révélation de scandales de corruption à répétition impliquant le président Jacob Zuma, son entourage ou des membres de l'ANC.
"Ces scandales ont illustré la perte des valeurs d'intégrité de la part des dirigeants de l'ANC et ont égratigné la fibre morale du parti, à des lustres des idéaux défendus par Nelson Mandela", explique au Point.fr David Zounmenou, chercheur à l'Institut d'études de sécurité (ISS Africa) à Pretoria. Est-ce donc un hasard si les derniers sondages réalisés dans le pays ne créditent le chef de l'État que de 50 % des suffrages ? À un an de l'élection présidentielle, celui qui vient d'être réélu à la tête de son parti est-il menacé ?
Pas d'alternative
"L'ANC reste encore largement dominant", explique Philippe Gervais-Lambony. "C'est un parti d'une dimension considérable, ancré jusqu'à l'échelle des quartiers", fait valoir le spécialiste de l'Afrique du Sud. Face au parti majoritaire se dresse l'Alliance démocratique, formation d'opposition composée d'anciens partis "blancs" anti-apartheid et de déçus de l'ANC, qui revendique elle aussi l'héritage de Madiba. "Malgré leurs efforts, leurs leaders restent majoritairement blancs", souligne Philippe Gervais-Lambony. "Ils ne sont en mesure de remporter les élections que dans des régions où les populations métisses ou blanches demeurent importantes, comme au Cap."
En dépit de la fronde sociale, la route semble toute tracée pour une reconduction à la présidence en 2014 du chef de l'ANC. "Les dirigeants de l'ANC ont toujours utilisé Mandela comme paravent pour justifier leur incompétence", explique le chercheur David Zounmenou. "Mais cette manipulation ne pourra plus durer en son absence."
(*) Philippe Gervais-Lambony est l'auteur de L'Afrique du Sud (éditions Le Cavalier Bleu).
Dix-neuf ans après la fin du régime ségrégationniste qui a cédé sa place au règne de l'ANC, l'Afrique du Sud est devenue un pays démocratique qui garantit à chacun de ses citoyens, quelle que soit sa couleur, les mêmes droits. Mais cette égalité se limite aux questions purement civiques. Au niveau économique et social, la situation est tout simplement pire qu'à la fin de l'apartheid (l'indice de Gini, mesurant les inégalités salariales, est de 0,7). Le chômage endémique (de 30 à 40 %), la non-redistribution des terres (3 % appartiennent aux populations noires) ou le manque de logements frappent avant tout les populations noires.
Répartition du pouvoir
"La sortie de l'apartheid a creusé des inégalités au sein de la communauté noire", précise Philippe Hugon, directeur de recherche en charge de l'Afrique à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). "Tandis que la bourgeoisie noire s'est enrichie, les exclus du système demeurent largement majoritaires." Au pouvoir depuis 2009, le président Jacob Zuma, successeur de Tabo Mbeki, dirige le pays au sein d'une alliance tripartite regroupant l'ANC, le parti majoritaire, le Parti communiste sud-africain et le Cosatu, le Congrès des syndicats d'Afrique du Sud.
"Il existe depuis l'époque Mandela un contrat entre l'ANC, qui assure le pouvoir politique, et le Cosatu, qui dispose du pouvoir social, qui oeuvrent à la pérennisation du capitalisme blanc", explique Philippe Hugon. Si le parti majoritaire possède un large spectre idéologique, allant d'idées marxistes prônant la nationalisation des mines jusqu'aux tendances les plus libérales, il est décrié pour sa relative bienveillance vis-à-vis des entreprises étrangères exploitant ses abondantes ressources minières (or, platine et diamant).
L'exaspération sociale est à son comble
Première économie du continent, avec plus de 30 % du PIB de l'Afrique subsaharienne, l'Afrique du Sud a même intégré en 2010 les Brics, le groupe des cinq grandes puissances émergentes (avec le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine). La crise mondiale a toutefois entraîné un ralentissement de sa croissance (+ 2,5 % en 2012 contre 3,3 % de moyenne depuis la fin de l'apartheid). À en croire le chercheur Philippe Hugon, le pays serait "sur le fil du rasoir". "L'Afrique du Sud doit, d'un côté, rassurer les capitalistes financiers blancs dont elle a besoin dans un secteur extrêmement mondialisé et, de l'autre, répondre aux aspirations des 40 % de jeunes Noirs qui n'ont pas d'emploi et ne bénéficient pas de la redistribution des terres", explique le spécialiste de l'Afrique.
L'exaspération sociale a provoqué de nombreux mouvements sociaux dans le pays, revendiquant une amélioration de leurs conditions de vie. Le rassemblement le plus marquant reste la grève en août 2012 des mineurs du site de platine de Marikana (nord-ouest), appartenant à la compagnie britannique Lonmin. Face aux revendications salariales des ouvriers, dont certains étaient armés, la police a répondu par des tirs à balles réelles : 34 grévistes ont ainsi perdu la vie.
© Gallo Images/Rex Features
"Perte des valeurs d'intégrité"
"Le conflit de Marikana est également lié à des luttes de syndicats entre le tout-puissant Cosatu et de nouvelles formations qui voulaient gagner plus de poids localement", rappelle toutefois Philippe Gervais-Lambony*, professeur de géographie et chercheur à l'université de Paris Ouest Nanterre. "Or, un taux de chômage élevé signifie de fait la mise à l'écart d'une part importante des Sud-Africains de toute structure syndicale", ajoute le spécialiste. L'énorme frustration sociale s'explique également par la révélation de scandales de corruption à répétition impliquant le président Jacob Zuma, son entourage ou des membres de l'ANC.
"Ces scandales ont illustré la perte des valeurs d'intégrité de la part des dirigeants de l'ANC et ont égratigné la fibre morale du parti, à des lustres des idéaux défendus par Nelson Mandela", explique au Point.fr David Zounmenou, chercheur à l'Institut d'études de sécurité (ISS Africa) à Pretoria. Est-ce donc un hasard si les derniers sondages réalisés dans le pays ne créditent le chef de l'État que de 50 % des suffrages ? À un an de l'élection présidentielle, celui qui vient d'être réélu à la tête de son parti est-il menacé ?
Pas d'alternative
"L'ANC reste encore largement dominant", explique Philippe Gervais-Lambony. "C'est un parti d'une dimension considérable, ancré jusqu'à l'échelle des quartiers", fait valoir le spécialiste de l'Afrique du Sud. Face au parti majoritaire se dresse l'Alliance démocratique, formation d'opposition composée d'anciens partis "blancs" anti-apartheid et de déçus de l'ANC, qui revendique elle aussi l'héritage de Madiba. "Malgré leurs efforts, leurs leaders restent majoritairement blancs", souligne Philippe Gervais-Lambony. "Ils ne sont en mesure de remporter les élections que dans des régions où les populations métisses ou blanches demeurent importantes, comme au Cap."
En dépit de la fronde sociale, la route semble toute tracée pour une reconduction à la présidence en 2014 du chef de l'ANC. "Les dirigeants de l'ANC ont toujours utilisé Mandela comme paravent pour justifier leur incompétence", explique le chercheur David Zounmenou. "Mais cette manipulation ne pourra plus durer en son absence."
(*) Philippe Gervais-Lambony est l'auteur de L'Afrique du Sud (éditions Le Cavalier Bleu).