Plus qu’une invitation, jouir est aujourd’hui un diktat et l’orgasme, un sésame permettant d’accéder au septième ciel. Si le mot a longtemps été banni de notre vocabulaire pour cause de puritanisme judéo-chrétien, la révolution sexuelle des années 70 l’a sacralisé et banalisé. Au point qu’aujourd’hui il émaille sans complexes les dialogues de sitcoms branchés – “Ally McBeal” ou “Sex and the City” – et fait régulièrement la une des magazines.
Comment multiplier, intensifier les orgasmes ? Les variations autour du même thème foisonnent dans la presse et dans les ouvrages pratiques. Défini comme le point culminant du plaisir, l’orgasme est toujours considéré comme l’aboutissement incontournable de l’échange. Pourtant, et les sexologues sont unanimes, il y a danger à en faire la seule finalité. Car s’il ne peut y avoir jouissance complète sans orgasme, l’orgasme seul ne garantit pas la qualité et l’intensité d’une relation sexuelle.
Paradoxale et complexe, la jouissance ne saurait être réduite à une simple équation. Vaste et puissante, elle dépasse les limites du plaisir sexuel. C’est l’être tout entier qu’elle englobe, ses sens, son imaginaire, son affect.
L’orgasme : un aboutissement, pas une finalité
« Au début de ma vie sexuelle, une relation sans orgasme était impensable, raconte Maryse, 44 ans. J’étais féministe militante, et l’orgasme était carrément une revendication politique après des siècles d’oppression de la sexualité féminine. C’est avec le temps et une autre conception des relations homme-femme que j’ai changé de sexualité. Aujourd’hui, je privilégie la qualité de la relation érotique. La variété des caresses, l’imaginaire, les fantasmes sont primordiaux. Je ne cours plus après l’orgasme qui, cela dit, vient plus facilement maintenant. »
Pour les sexologues, c’est cette course qui empêche la relation sexuelle de s’exprimer pleinement. « Lorsqu’on se fixe un but en matière de sexualité, on risque fort de passer à côté du plaisir, rappelle le sexologue Gérard Leleu, auteur du Jardin des caresses (Flammarion). Quand seul le mental est aux commandes, il bride le corps et les émotions. »
Antoine, 43 ans, se souvient de l’angoisse qui accompagnait toutes ses relations sexuelles. La crainte de ne pas donner suffisamment de plaisir à sa partenaire l’empêchait d’être entièrement présent dans la relation. « Je guettais sa moindre réaction, j’avais peur de ne pas être à la hauteur, et si elle ne manifestait pas bruyamment son plaisir, j’en déduisais que j’étais passé à côté. Je ne suis pas encore débarrassé de cette crainte, mais je la gère mieux, je suis moins à l’affût et, l’expérience aidant, je suis plus sûr de mes compétences. »
C’est dans les premières années de la vie sexuelle que l’orgasme occupe la position centrale de la relation et qu’il est considéré comme le baromètre d’un rapport sexuel réussi. Une connaissance de soi et de l’autre insuffisante fait que le plaisir est souvent très aléatoire pour les femmes et difficilement contrôlable pour les hommes. « Lorsque j’avais 20 ans, se souvient Eric, qui en a aujourd’hui 36, j’étais très égoïste, comme la plupart de mes copains. Seul mon plaisir comptait, j’étais plus chasseur qu’amant. Aujourd’hui, jouir sans me soucier du plaisir de ma partenaire me semble impensable, au point que je peux jouir du plaisir que je lui donne. »
Hommes et femmes, des enjeux différents
Selon les sexologues, la génération d’après-68 a, dans son ensemble, intégré la notion d’échange du plaisir, même si le désir d’orgasme pour soi et pour l’autre reste le but premier de la relation sexuelle. Dans le rapport Spira (In La Sexualité aux temps du sida (Puf, 1998), lire chapitre du sociologue Michel Bozon), une étude sur la sexualité des Français, le sexologue et sociologue André Béjin rappelle que, si la notion des échanges d’orgasmes entre femmes et hommes demeure la norme, elle reste néanmoins plus présente chez ces derniers.
Ce qui ne signifie évidemment pas que les femmes ne sont pas à recherche de l’orgasme au cours du rapport sexuel. Mais leur rapport au plaisir est différent : elles seraient naturellement plus axées sur la jouissance, et leur notion du plaisir serait plus difficilement dissociable du climat sensuel et affectif de la relation sexuelle. « Si une femme ne connaît pas l’orgasme au cours du rapport, mais que la relation a été vécue sensuellement et émotionnellement comme gratifiante, elle ne sera pas ressentie comme un échec », explique Gérard Leleu. Contrairement à une large majorité d’hommes, pour qui éjaculation et orgasme restent une finalité et l’expression d’un rapport sexuel réussi. Toujours dans le rapport Spira, on apprend que les femmes seraient moins nombreuses que les hommes, à toutes les étapes de la vie en couple, à dire qu’elles ont eu un orgasme au cours de leur dernier rapport. Et seules 35 % d’entre elles déclarent avoir eu un orgasme au cours de chaque rapport sexuel.
« Faire l’amour est quelquefois plus sensuel que sexuel, ou l’inverse, confie Françoise, 36 ans. J’apprécie les deux. Ce n’est pas la même jouissance. On ne réagit jamais de la même façon, ni dans son corps ni dans sa tête. J’ai connu des orgasmes très violents, mais que je vivais seulement sur le plan physique, et des moments de pure sensualité, sans “pic” de plaisir mais qui m’ont bouleversée. »
Si on peut compter les orgasmes ou comparer leur intensité, la jouissance, elle, est plus subjective. Elle parle d’abandon, d’émotions, de capacité à se laisser aller à l’autre, à ses fantasmes et à ses sens. La magie de la jouissance réside, pour les hommes comme pour les femmes, dans l’incessante fluctuation entre désir et plaisir. Dans cet échange intime, à l’alchimie mouvante et complexe, un geste, un mot ou un regard ont le pouvoir de relancer le désir au cœur même du plaisir. « Lorsque mon amant me lèche le ventre, ça peut être beaucoup plus fort qu’un orgasme génital, dit Anna, 37 ans. Je peux jouir de mille façons. Avec ou sans orgasmes. L’essentiel est que je me sente touchée dans ce que j’ai de plus intime. »
La jouissance : un plaisir hors limites
Les sexologues ne se lassent pas de répéter que le cerveau est notre principal organe sexuel. Sans la sollicitation du vécu et des émotions qu’il a engrangées, le plaisir est condamné à rester enfermé dans ses limites corporelles.
Au-delà des différences physiologiques et psychologiques entre hommes et femmes, la jouissance exige un climat particulier fait de désir, de confiance et de respect. Impossible de s’abandonner dès lors que l’on s’attache trop au plaisir de son partenaire ou au sien propre : on réduit immanquablement l’autre à un objet de plaisir, ou soi-même, à un objet narcissique. « Pour qu’il y ait jouissance, il faut que j’aime et que je me sente aimée, explique Ericka, 33 ans. Même si ça ne dure que le temps de l’échange. Je ne peux pas envisager d’avoir du plaisir sans aimer le regard, les gestes, le corps de l’homme avec qui je fais l’amour. Sans cela, il n’y a pas pour moi de jouissance possible. »
S’il est vrai que les seuls sentiments ne suffisent pas à intensifier l’échange, lorsque sensualité, imaginaire érotique et affects sont réunis, le plaisir peut atteindre une autre dimension. Il n’est plus réduit à un réflexe mécanique, il peut devenir une expérience qui dépasse les limites corporelles. Cette plénitude dans la jouissance, Gérard Leleu n’hésite pas à la qualifier de « transcendante », au sens premier du terme : « Quand le plaisir s’inscrit dans une relation de partage et d’amour, de connaissance de soi et de l’autre, c’est l’être tout entier qui décolle. D’abord parce que, physiologiquement, on baigne dans un flot d’endomorphines, des molécules euphorisantes, et psychiquement, parce qu’on se sent vraiment en communion avec son partenaire. »
Jeanne, 39 ans, a attendu l’âge de 35 ans pour découvrir ce qu’elle appelle le « plaisir total ». « J’ai eu du plaisir sexuel au cours de mes relations, mais je ne savais pas que je pourrais un jour connaître des émotions et des sensations d’une telle intensité. Même au niveau purement physique. Il faut dire que c’est la première fois que je réunis dans une même relation passion physique et amour. Je me connais mieux, c’est un fait, mais ce que je vis avec Henri me permet de repousser chaque fois les limites du plaisir. »
Il y a une graduation dans le plaisir. On peut rester éternellement cantonné à un niveau ou choisir d’aller plus loin, plus haut. A condition de sortir de la quête de performance et en libérant ses émotions. Ce lâcher-prise dans la confiance allège les hommes des angoisses liées à leur érection et favorise une sensualité inventive qui permet aux femmes de se laisser aller pleinement à leur désir, à leur plaisir. On sait que les amants les plus sensuels, les plus inventifs, sont ceux qui explorent avec curiosité et virtuosité toute la gamme des sens et des fantasmes. Pour eux, l’essentiel n’est pas la quête de l’orgasme, mais la jouissance déclinée à l’infini dans la tête et le corps.
Orgasme simultanné : Un cadeau, pas un but
On croyait ce fantasme réservé aux films érotiques. A tort ! Le mythe de l’orgasme simultané est tenace, partagé aussi bien par la population féminine que masculine. S’il survient plus fréquemment dans les couples se connaissant bien et pouvant « se caler » assez facilement l’un sur l’autre, il peut aussi être déclenché par les manifestations de l’approche de l’orgasme de l’autre. Mais, parce qu’il exige de l’homme le contrôle de son érection et de son éjaculation, cet orgasme est souvent plus fantasmé que vécu.
C’est pourquoi dans la pratique, cet idéal de partage de la jouissance peut tourner à la course contre la montre. « Rechercher systématiquement l’orgasme simultané est une erreur, explique Jean-Luc Thoréton, sexologue. Cette démarche donne la priorité au contrôle, donc coupe l’individu de son ressenti corporel et émotionnel. »
Partager le point culminant du plaisir exige que chacun accorde son rythme à celui de l’autre. « Or, pour atteindre l’orgasme, c’est son propre rythme que l’on doit suivre, et non celui de son partenaire », poursuit le sexologue. Un avis partagé par Sylvain Mimoun, andrologue et gynécologue, qui « conseille de vivre l’orgasme simultané comme un cadeau et non d’en faire la mesure étalon d’un rapport sexuel réussi ».