Touba Toul, situé dans l’arrondissement de Thiénaba (département de Thiès), fait partie de ces localités uniques qui gardent jalousement les traditions dont les racines remontent à plusieurs siècles. Ici, la communauté sérère continue à célébrer le « Fil » qui constitue un héritage légué par leurs ancêtres. Célébrée chaque année à l’approche de l’hivernage et durant quatre jours, cette cérémonie rituelle annuelle rythmée par des chants, danses, incluant une dimension divinatoire, continue de susciter un engouement manifeste.
Dimanche 2 juillet 2017. L’ambiance est à la fête à Touba Toul. Toute la communauté sérère est mobilisée pour le « Fil », une cérémonie rituelle aux allures de fête de l’indépendance célébrée depuis des siècles dans cette localité. Et cette année encore, Touba Toul est au rendez-vous. Dans toutes les concessions, jeunes, femmes et hommes s’affairent aux préparatifs de ce grand évènement. Ici, les populations sont très attachées au « Fil ». Pour l’occasion, filles et fils du terroir reviennent en masse pour participer à la manifestation aux côtés de leurs parents, frères et sœurs.
Chaque année, pendant quatre jours, le « Fil » de Touba Toul offre un répertoire de danses et de chants, mais aussi de séances de divination. C’est au mois de mai que les « saltigués » (prêtres traditionnels) des villages sérères de Touba Toul se réunissent deux fois à la place sacrée « Coutoume » qui se trouve à Sindiane pour fixer la date des semis du mil et celle du « Fil ». Lors de la première rencontre, ils fixent la date du semis du mil qui sera obligatoirement un mercredi. La seconde rencontre se tient le mardi pour fixer la date du « Fil », qui reflète la réelle identité traditionnelle et culturelle de cette grande communauté sérère.
Le « Fil » mobilise chaque année une centaine de « saltigués », des masques, des batteurs de tam-tam, des chanteurs et une centaine de futurs initiés appelés « aatés ». Autour de ces différents acteurs du « Fil », hommes, femmes et enfants, vêtus de leurs plus beaux atours, participent activement au riche spectacle offert.
Tous les chemins mènent à Ndalane, place sacrée de Touba Toul, destination du « Fil » de dimanche à mardi. Dès les premières heures de l’après-midi, une déferlante humaine converge vers les lieux déjà pris d’assaut par les vendeurs d’eau, de victuailles. Il faut venir très tôt pour avoir une bonne place.
Plus les minutes s’égrènent, plus il est difficile de se mouvoir tant l’espace est plein comme un œuf, occupé par les nombreux acteurs de la célébration de cet évènement. Tradition oblige, on fait, une fois sur les lieux, le tour du baobab sacré de Ndalane puis en mord le tronc avant de formuler des prières. Ce rituel est obligatoire pour tous, nous dit-on ; même pour les nourrissons.
Le ciel menaçant est loin de décourager les populations de Touba Toul qui préparent cette cérémonie une année durant. « Cette fête particulièrement colorée et joyeuse est toujours ancrée dans le cœur des populations qui ont revêtu leurs habits de fête pour célébrer comme à l’accoutumée le "Fil", qui a traversé les siècles », explique Malick Diouf. Pour cet étudiant, le « Fil » est une croyance transmise par les ancêtres. « Si ce n’était pas aussi important, on ne l’aurait jamais célébré avec autant d’engouement depuis toutes ces années. Chaque année, on note une affluence monstre. Les jeunes filles se font belles, les garçons rivalisent d’ardeur pour se faire remarquer. Le « Fil », c’est aussi des moments de retrouvailles. Tout le monde revient au bercail pour sacrifier à la tradition », indique-t-il.
Une marée humaine a fini d’envahir Ndalane et on piaffe d’impatience. Mais le résonnement lointain de tams-tams suivi d’une clameur sans nom annonce le démarrage imminent des festivités. Dans ce brouhaha monstre, on se bouscule pour ne pas rater l’arrivée des différentes troupes, leurs prestations.
La veille, le samedi, Doudoul a donné le ton de ce rituel qui dure quatre jours. Comme l’exige la tradition, le coup d’envoi de cette fête est donné dans ce village qui est le lieu de destination de tous les fils de Touba Toul. À cette occasion, le grand « saltigué » de ce village, en compagnie de ses frères, formule des prières pour la paix durant les quatre jours du « Fil ».
Ancien combattant qui était au front lors de la guerre d’Indochine et d’Algérie, le vieux Modou Ndongue Faye raconte que « le "Fil" a été importé à Touba Toul par deux femmes, Youmane et Diaye, venant du village voisin de Doudoul après avoir assisté à une cérémonie similaire ». Selon lui, c’est de là que ce rituel a été introduit à Touba Toul par leurs arrières grands-parents.
« Le "Fil" est un héritage coutumier et culturel cher aux populations de Touba Toul que nos arrières grands-parents nous ont légué », estime Bara Pouye, un photographe à la retraite.
Cette manifestation, renseigne cet ancien président de la Commission culturelle du Conseil rural de Touba Toul, est célébrée dans la zone depuis le 18ème siècle sous le règne du Lamane. À l’en croire, le « Fil », selon la tradition orale, aurait existé bien avant même l’arrivée du Lamane. Et la célébration cette année contribue à perpétuer cette tradition multiséculaire.
C’est Keur Lamane qui donne le ton. Bonjour les rythmes. Les couleurs aussi. Une horde de batteurs, dans une belle symphonie, rivalisent d’ardeur et chauffent les lieux. Les futurs initiés, bien attifés, et les masques bien serrés sur leurs têtes se donnent en spectacles. Djiby Thiaw, nostalgique raconte : « Dans les années 70, on se tressait tous, mais aujourd’hui, les masques ont remplacé les tresses. C’est moins contraignant. Tresser des centaines d’initiés prend du temps alors que le masque pourrait être utilisé des années ».
Sous le regard du public séduit, les « aatés » enchaînent avec des chorégraphies à couper le souffle. Le mouvement est suivi par l’assistance qui se laisse emporter. Puis place aux autres troupes se succèdent dans l’enceinte de la place sacrée pour chanter et danser à un rythme endiablé propre à chaque village. Les « Fil » de Doudoul, Thiathiaw, Ndondol, Keur Thiaphe, Mbédié, Ndiobèle Ngayène, Ndiobèle Payène et Sindiane entrent en jeu. Chaque groupe a ses propres rythmes, ses propres chants, mais aussi ses propres couleurs et masques.
Les vivats et les applaudissements fusent de partout. C’est l’hystérie collective. Les chants et danses éveillent de lointains souvenirs pour certains et fait monter l’adrénaline chez les jeunes veulent marquer l’histoire. On immortalise ces moments uniques.
Un legs culturel
À Touba Toul, les populations n’imaginent pas une seule seconde une année sans le « Fil ». C’est impensable. « Tant qu’il y aura un seul souffle de vie à Touba Toul, le « Fil » existera et perdurera », fait savoir le vieux Modou Ndongue Faye.
Revigorés par les chants en leur honneur, les futurs initiés, encadrés par des formateurs, rivalisent d’ardeur, de courage pour manifester leur engagement devant la communauté. Ils lancent des cris guerriers et étalent leur fougue de jeunesse comme s’ils voulaient exorciser la peur en eux. Leur moyenne d’âge varie entre 10 et 13 ans.
Depuis toujours, les communautés sérères de Touba Toul ont manifesté leurs croyances, surtout quand il s’agit de faire des prédictions pour l’hivernage. Et l’organisation du « Fil » cadre bien avec cette dynamique et constitue une référence pour les sérères de cette contrée. Les festivités, étalées chaque année sur une période de quatre jours, permettent aux populations de rendre hommage à une personnalité dont le nom était très répandu dans la contrée. « Le plus souvent, ce sont des dépositaires du savoir et du pouvoir traditionnel, à l’image de feu Thiécodou Ngom, qui fut un guérisseur dont la renommée qui avait même dépassé Touba Toul et ses environs », explique Mame Gor Thiaw, animateur à la radio communautaire de Touba Toul. Selon lui, les deux symboles de ce rituel, à savoir Keur Lamane et Keur Thiaphe, sont considérés comme les vrais dépositaires du « Fil » de Touba Toul qui vise particulièrement à conjurer le mauvais sort, les calamités naturelles, les épidémies et à appeler la fertilité et la prospérité pour l’hivernage au-delà de son cachet traditionnel et coutumier.
Pour Bara Pouye, c’est au cœur de ces deux lieux que se déroulent tous les rituels visant à rendre visible le caractère culturel et touristique hautement appréciable que renferme la contrée à travers son patrimoine historique. Cet évènement, qui a valeur de symbole en milieu sérère comme dans les villages de Touba Toul et perpétué chaque année, constitue, à son avis, une principale attraction et qui mobilise tous les ans des milliers de personnes dans la localité.
Les populations ont vécu intensément cet évènement connu pour perpétuer le rituel en milieu sérère, au rythme du tam-tam et de la clameur. Une bonne majorité de sérères a favorisé cet attachement au riche patrimoine culturel de Touba Toul. L’organisation du « Fil » de Touba Toul n’est plus à démontrer, en ce qu’elle a fini de se positionner dans l’agenda culturel national. Cet ancien président du comité d’organisation du « Fil » a aujourd’hui transmis le flambeau à d’autres pour assurer la continuité de cet évènement majeur. Mais, assure-t-il, ce patrimoine, bien exploité, pourrait largement contribuer au développement de Touba Toul.
La célébration du « Fil » prend fin le mardi soir, et le mercredi, tout le monde se rend aux champs. À travers cette belle fête, les populations de Touba Toul entendent marquer leur enracinement sans renoncer à s’ouvrir au monde moderne, car elles sont fières de se reconnaître pleinement dans leurs traditions malgré les turpitudes qui secouent le monde. Pour Bara Pouye, le « Fil » de Touba Toul en vaut la chandelle. « C’est une cérémonie qui est un passage obligé de la communauté sérère de Touba Toul avant chaque hivernage et où seuls les initiés et les "saltigués" se retrouvent dans le village de Coutoume où se décide la date de l’évènement », explique-t-il.
Célébré depuis des siècles, le « Fil » de Touba Toul constitue un condensé de toute la richesse culturelle locale en termes de chants et de danses. Une ambiance joyeuse que partage chaque année toute une communauté jalouse de ses traditions, de ses croyances. Plus qu’un évènement culturel et social, le « Fil » de Touba Toul est une expression à la fois d’une localité, d’un groupe social que la communauté sérère entend préserver au même titre que le « Ngomar », le « Ndiob » et le « Ngilock », qui constituent un atout majeur pour le développement de cette localité.
Mouhamadou SAGNE, Samba Oumar FALL (textes) et Assane SOW (photos)