Elles sont anciennes et particulièrement bien implantées au Sénégal. Depuis la fin des années 1980, les confréries ne donnent plus de consignes de vote officielles, mais leur influence politique et économique est bien réelle. Enquête au cœur de l'autre pouvoir.
Quelques avenues bitumées, des rues ensablées, un marché animé devant lequel s'entrechoquent des charrettes tirées par des ânes... À première vue, rien ne différencie Touba des autres villes sénégalaises. Pour comprendre où l'on se trouve, il faut regarder de près un plan de la ville et s'apercevoir qu'ici tout converge vers la grande mosquée, un édifice somptueux pourvu de cinq minarets qui culminent à plus de 60 m construit il y a cinquante ans à la gloire de la Mouridiya, l'une des deux principales confréries du pays, qui compterait (les données restent floues) 4 millions de disciples au Sénégal et à l'étranger. Il suffit aussi d'observer les habitants. À Touba, on ne fume pas dans la rue depuis que, en 1988, le troisième khalife général des mourides l'a interdit en prononçant un ndigël (un «édit») à cet effet. On ne boit pas d'alcool non plus. Et pour voir des matchs de foot ou des combats de lutte sénégalaise, il faut laisser derrière soi l'arche qui indique que l'on pénètre dans la ville sainte de Touba et se rendre dans la cité voisine de Mbacké.
Petit Vatican
Cette arche, c'est une frontière qui ne dit pas son nom. La ville de Touba a beau se trouver au coeur du Sénégal, à trois heures de route de Dakar, elle s'apparente à un petit Vatican. Ici, celui qui décide de tout, c'est le khalife - Cheikh Sidy El Mokhtar Mbacké, depuis le 1er juillet 2010. Et personne, pas même le président de la République, n'est en mesure de lui contester ce pouvoir. Malgré une population estimée à plus de 1 million d'habitants (vingt fois plus qu'il y a trente ans) et un titre de «deuxième ville la plus peuplée du pays», Touba a gardé son statut de communauté rurale. Ici, il n'y a pas d'élus, mais des conseillers, tous investis par le khalife. Cet anachronisme est revendiqué. «Cela permet au khalife de garder le pouvoir sur la cité», explique Birane Gaye, le conseiller spécial du président de la communauté rurale.
L'influence du guide des mourides va bien au-delà de Touba. Pour preuve : le ballet incessant, devant sa demeure, des candidats à la présidentielle du 26 février. Il y a six mois, le président sortant a lancé la chasse au ndiguël, que l'on peut traduire, dans ce contexte, par «consigne de vote». Depuis, tous les candidats ou presque se sont pliés à ce passage obligé. Le 5 février, jour d'ouverture de la campagne officielle, c'est à Touba que le chef de l'État a réservé son premier déplacement. Abdoulaye Wade ne s'en est jamais caché : il est mouride. À force de le clamer, certains l'ont surnommé le président talibé (talibé signifie «disciple»).
République à genoux
Au Sénégal, le pouvoir politique a toujours courtisé le pouvoir religieux, que l'on peut délimiter à ces quatre confréries : la Tidjaniya, la Mouridiya, la Qadiriya et le Layénisme. Dès l'indépendance, le président Léopold Sédar Senghor, bien que de confession chrétienne, fait du troisième khalife général des mourides, Cheikh Fallou Mbacké, son allié en lui promettant de financer la grande mosquée de Touba. Ce dernier le lui rend bien en appelant à voter pour lui. Mais, précise l'islamologue Abdoul Aziz Kébé, «Senghor a toujours défendu une certaine idée de la laïcité en établissant une distance entre l'État et les religieux». Son successeur, Abdou Diouf, issu de la Tidjaniya, la confrérie venue d'Afrique du Nord qui compte le plus d'adeptes au Sénégal, perpétue la tradition.
Tout change en 2000 avec l'élection de Wade, le premier président d'obédience mouride. Au lendemain de sa victoire, il est filmé à Touba en train de se prosterner devant le khalife général, Serigne Saliou Mbacké, dont il est proche. Devant ces images, bon nombre d'intellectuels s'étranglent. Certains parlent d'une «République à genoux». «Je suis allé à Touba en disciple mouride et non en ma qualité de chef de l'État», réplique Wade, qui récidivera plusieurs fois et multipliera cadeaux et actes d'allégeance au khalife. Récemment encore, il affirmait ne pas pouvoir «traiter» Touba comme les autres capitales religieuses. «Avant Wade, poursuit M. Kébé, on ne regardait pas qui était mouride, qui était tidjane. Aujourd'hui, si.»
Dans les cercles proches de Tivaouane, la ville sainte de la Tidjaniya, on dénonce une «mouridisation de l'État». «Tous les plus hauts responsables de la République - Premier ministre, président du Sénat, président de l'Assemblée nationale, président du Conseil économique et social - et les principaux ministres de Wade sont des mourides militants, se plaint un spécialiste de Tivaouane. Avant, il y avait un certain équilibre. » Cette stratégie, il en est persuadé, a été mûrement réfléchie. «Wade sait qu'en exprimant publiquement son inclination il choquera et que les tidjanes ne seront pas contents. Mais il sait aussi que les tidjanes n'ont pas développé le même esprit de solidarité que les mourides, et qu'en contrepartie il réveillera quelque chose chez les mourides. Je le soupçonne de vouloir surfer sur un nationalisme mouride.»
Obédience
À Tivaouane, où l'autorité est moins centralisée, on voit tout cela d'un mauvais oeil. Les dignitaires de la confrérie ont à plusieurs reprises rappelé à Wade son devoir de traiter les confréries de manière équitable. Ils s'en sont même plaints à l'ambassadeur américain, en 2007, peu après sa réélection. Et ce n'est pas avec la profanation par la police d'une mosquée tidjane en plein coeur de Dakar lors d'une manifestation anti-Wade, le 17 février, que les choses pourraient s'améliorer. Wade est mouride, mais il a de bonnes relations avec la Tidjaniya, qui compte plus de fidèles.
Néanmoins, les autorités tidjanes ont de bien meilleures relations avec Wade qu'il n'y paraît. Et pour cause : si en public le président clame haut et fort son obédience, en privé il ne fait pas de distinction. Ainsi, certains de ses ministres les plus stratégiques, comme Ousmane Ngom (Intérieur), sont tidjanes. Et son émissaire auprès des confréries, le ministre des Affaires étrangères, Madické Niang, bien que très lié à Touba, cultive d'excellentes relations avec Tivaouane. Wade sait en outre choyer les principales figures des confréries, à l'image du milliardaire Ahmed Khalifa Niasse, l'un des chefs religieux des Niassènes (une branche autonome de la Tidjaniya basée à Kaolack), dont il est proche. Le président sortant «fait des cadeaux à tous», constate l'islamologue Khadim Mbacké, enseignant à l'Institut fondamental d'Afrique noire (Ifan). Un exemple : en 2007, le chef de l'État promet à Touba une enveloppe de 100 milliards de F CFA sur cinq ans pour l'assainissement, l'éclairage et les routes. L'affaire fait grand bruit. Mais qui note que l'enveloppe promise à Tivaouane est du même ordre ? Or, comme le rappelle Cheikh Guèye, «Touba, c'est un million d'habitants ; Tivaouane, 75 000. Il y a comme un problème»...
En choyant ainsi toutes les confréries, Wade attend un retour sur investissement. Un ndiguël ? Mais il le sait, l'époque où les khalifes appelaient leurs disciples à voter pour tel ou tel candidat est révolue. Le dernier ndiguël officiel remonte à 1988. «Il s'agit surtout de ne se fâcher avec personne», explique l'un de ses conseillers. Désormais, ce que visent Wade et les autres candidats, ce sont des «sous-ndigël», comme les appelle Khadim Mbacké. Émis contre une promesse sonnante et trébuchante par des marabouts périphériques (dont certains «vivent sur le dos du Mouridisme et l'utilisent pour leurs intérêts», peste un des petits-fils du fondateur de la Mouridiya, Abdoul Aziz Mbacké), ils n'engagent pas la confrérie mais ont de fortes chances d'être entendus.
"Talibés"
Ces marabouts se comptent sur les doigts des deux mains, mais leur influence est réelle, note le conseiller d'un candidat chargé de les draguer. Les deux plus connus sont Cheikh Béthio Thioune, un fonctionnaire à la retraite qui tire son influence de sa grande proximité avec feu le cinquième khalife des mourides, et Serigne Modou Kara, un marabout atypique qui a fondé, en 2004, le Parti de la vérité pour le développement (PVD). Tous deux revendiquent des centaines de milliers de fidèles. En 2007, ils avaient appelé à voter Wade. Cette année, deux jours avant le scrutin, Béthio Thioune a, une nouvelle fois, apporté son soutien au président sortant. Et comme un symbole, c'est devant son domicile que Wade a tenu son ultime meeting de campagne, le 24 février.
L'autre quête, de Wade et des autres, c'est le «ndigël subliminal» : une phrase ou une image captée lors de la visite d'un candidat à Touba ou à Tivaouane qui ferait croire que le khalife vote pour lui. En 2007, une phrase du khalife de Touba - «c'est bien, tu continueras après l'élection» - avait suffi à convaincre bon nombre de talibés qu'il soutenait Wade. La preuve que, malgré l'évolution des mœurs et la perte d'influence des confréries constatées par l'ensemble des chercheurs, le guide religieux peut encore servir de curseur électoral. Abdoul Aziz Mbacké, présenté comme l'un des visages de cette nouvelle génération de talibés mondialisés, peu susceptible a priori de se faire dicter son vote, le reconnaît lui-même : «S'il y avait un ndigël, je crois que je le suivrais.» De la politique-fiction, il le sait.
Car désormais les dignitaires religieux pèsent leurs déclarations à la virgule près. «Ils ont compris que s'ils ne veulent pas s'aliéner les nouvelles générations, ils doivent jouer un rôle d'arbitre», conclut Cheikh Guèye, persuadé qu'aujourd'hui plus que jamais en ces temps de fortes secousses «les vraies institutions pérennes de ce pays, ce sont les autorités centrales des confréries».
Jeune Afrique