Plus complexe que la fuite des cerveaux africains, il y a la fuite des jeunes cerveaux féminins africains. Les inciter à revenir s’établir sur le continent ne sera pas qu’une simple question de motivation fondée sur des ressorts idéologiques patriotiques. S’il ne fait aucun doute que développement et condition de la femme sont liés, les politiques et les intellectuels ne pourront plus passer sous silence les attentes profondes de ces jeunes femmes cadres ou entrepreneuses, en termes d’environnement professionnel et de conditions sociales.
Le courageux retour au pays des nouvelles générations de femmes intellectuelles avec leurs savoirs actualisés, leurs profondes convictions, et surtout leur refus de se soumettre, ne se fait pas sans heurts au sein des familles, des entreprises et d’une société au patriarcat inscrit dans les gènes. Face à une société qui se pense plus ouverte qu’elle n’est capable de l’être, la vitrine de démocratie et de parité dont se targue le Sénégal ne suffira pas à garantir un cadre propice à l’éclosion d’un leadership féminin plus audacieux. Le Sénégal, tout comme chaque pays, a sa sensibilité propre mais aussi, semble-t-il, un chapelet de contentieux à régler avec un passé colonial ancré dans son inconscient collectif. Existe-t-il alors un rapport entre cet inconscient et la place des femmes dans la société ?
Parce que la rupture avec le paradigme colonial n’a toujours pas eu lieu, les femmes sont aujourd’hui devenues les «nouveaux Nègres» de la société sénégalaise. De la même manière que les Noirs ont été longtemps discriminés, ce sont aujourd’hui les femmes, et en particulier les jeunes femmes, qui subissent un véritable apartheid sexuel. Celles-ci sont exclues d’office de la participation politique et des hautes sphères décisionnelles. Parce que jugées trop occidentalisées, ces jeunes femmes modernes, une fois en posture d’autorité, incarnent la figure du colon dans l’imaginaire de leurs compatriotes masculins et sont ainsi victimes de violents transferts d’agressivité de leur part. Et ici, l’homme africain, l’ex-victime, devient bourreau. A l’insu des consciences, un silencieux sabotage s’opère. Il brise toute velléité de leadership jeune et féminin. Que se passe-t-il dans les faits ? On se vante de leur entrée dans les universités les plus prestigieuses du monde occidental mais, de retour au pays, on leur refuse le droit de décider pour elles-mêmes au sein des familles, de diriger au travail, de gouverner dans la société. Un système tentaculaire est mis en place pour écarter les jeunes femmes de tout ce qui implique la prise de parole, la délibération, le choix, la responsabilité, au final l’autonomie. Surprenante contradiction qui montre qu’inconsciemment un travail de sape est en cours dans les maisons, les bureaux, les quartiers.
Bien qu’on accepte qu’elles vivent seules à l’étranger et aussi étonnant que cela puisse paraître en 2013, cette société condamne encore aux enfers celles qui, non mariées ou divorcées, osent s’installer seules en appartement. Faire ce choix banal excommunie les jeunes femmes. Alors commence la terrible litanie des raccourcis mentaux : femmes aux mœurs légères, infréquentables, vivant dans le péché. Elles sont attendues sur une posture d’acquiescement, toujours plus jolies, plus polies, plus soumises. Preuve ici que dans ce «bout du monde», leur individualité est niée, leur autonomie dévalorisée, et par conséquent leur légitimité à prendre leur vie en main contestée.
Etre jeune et femme en entreprise n’offre guère plus de latitude. Formées à l’étranger, elles atterrissent souvent comme cadres dans des entreprises, pensant y trouver l’assurance de pouvoir enfin diriger. Mais, à leur grand désarroi, elles sont confrontées là encore à de nouvelles doxas discriminantes comme le «droit d’aînesse professionnel». Un concept unique qui peut sévir dans ces «multinationales sous-développées» aux pratiques de management tropicalisées. En effet, face à un collègue, il n’est pas rare d’entendre des propos puants de paternalisme du type : «Tu sais, je pourrais être ton père !». La seule posture acceptée pour ces «venantes de» (1), garantie pour les anciens de ne pas perdre la face, est la figure de la déférente, voire de la femme qui ne sait rien !
Chaque journée est un défi. La société sénégalaise est d’une opacité inouïe. Avec beaucoup d’hypocrisie, on y est sans cesse jugée, évaluée, scrutée. Les actes de chacun sont en permanence passés au crible du louable, du discutable, ou de l’inacceptable. Cette réalité est d’autant plus pesante sur les jeunes femmes dans un contexte où le religieux a investi la plupart des espaces sociaux (2). Elles subissent régulièrement les injonctions et commentaires de tartuffes de toutes sortes sur leurs choix vestimentaires. Si, en Occident, on leur reproche de trop en cacher, ici on les blâme de trop en montrer. Quelle promesse pour l’émancipation des femmes si tant d’hommes africains éprouvent de vraies difficultés à les voir au-delà de leur apparence physique, au-delà d’un corps ?
Au bout du chemin, même les dissidentes abdiquent et finissent par lire dans leur propre miroir le reflet du regard des autres. Sans faire de bruit, la violence symbolique tisse sa toile. Ces jeunes femmes semblent bel et bien cernées, culturellement indigestes pour le Sénégal. Mais ces pays sous-développés peuvent-ils se permettre le luxe de laisser en jachère une telle génération ? Quelle promesse pour le combat des femmes ? La modernité est pourtant supposée produire de nouveaux univers de sens capables de laisser émerger un nouveau style de leadership féminin en rupture avec les vieux paradigmes.
L’avenir de l’Afrique se joue entre les mains de jeunes hommes émancipés, libérés des verrouillages inconscients, réconciliés avec le savoir immémorial des femmes. Mais il se joue surtout entre les mains de jeunes femmes délivrées de la peur, affranchies de la toute puissante autorité parentale, prêtes si nécessaire à la désobéissance, intimement convaincues qu’elles sont indispensables.
(1) Appellation courante pour désigner les nouvelles arrivantes de l’étranger. (2) Le Sénégal est un pays laïc avec 96 % de musulmans.
Le courageux retour au pays des nouvelles générations de femmes intellectuelles avec leurs savoirs actualisés, leurs profondes convictions, et surtout leur refus de se soumettre, ne se fait pas sans heurts au sein des familles, des entreprises et d’une société au patriarcat inscrit dans les gènes. Face à une société qui se pense plus ouverte qu’elle n’est capable de l’être, la vitrine de démocratie et de parité dont se targue le Sénégal ne suffira pas à garantir un cadre propice à l’éclosion d’un leadership féminin plus audacieux. Le Sénégal, tout comme chaque pays, a sa sensibilité propre mais aussi, semble-t-il, un chapelet de contentieux à régler avec un passé colonial ancré dans son inconscient collectif. Existe-t-il alors un rapport entre cet inconscient et la place des femmes dans la société ?
Parce que la rupture avec le paradigme colonial n’a toujours pas eu lieu, les femmes sont aujourd’hui devenues les «nouveaux Nègres» de la société sénégalaise. De la même manière que les Noirs ont été longtemps discriminés, ce sont aujourd’hui les femmes, et en particulier les jeunes femmes, qui subissent un véritable apartheid sexuel. Celles-ci sont exclues d’office de la participation politique et des hautes sphères décisionnelles. Parce que jugées trop occidentalisées, ces jeunes femmes modernes, une fois en posture d’autorité, incarnent la figure du colon dans l’imaginaire de leurs compatriotes masculins et sont ainsi victimes de violents transferts d’agressivité de leur part. Et ici, l’homme africain, l’ex-victime, devient bourreau. A l’insu des consciences, un silencieux sabotage s’opère. Il brise toute velléité de leadership jeune et féminin. Que se passe-t-il dans les faits ? On se vante de leur entrée dans les universités les plus prestigieuses du monde occidental mais, de retour au pays, on leur refuse le droit de décider pour elles-mêmes au sein des familles, de diriger au travail, de gouverner dans la société. Un système tentaculaire est mis en place pour écarter les jeunes femmes de tout ce qui implique la prise de parole, la délibération, le choix, la responsabilité, au final l’autonomie. Surprenante contradiction qui montre qu’inconsciemment un travail de sape est en cours dans les maisons, les bureaux, les quartiers.
Bien qu’on accepte qu’elles vivent seules à l’étranger et aussi étonnant que cela puisse paraître en 2013, cette société condamne encore aux enfers celles qui, non mariées ou divorcées, osent s’installer seules en appartement. Faire ce choix banal excommunie les jeunes femmes. Alors commence la terrible litanie des raccourcis mentaux : femmes aux mœurs légères, infréquentables, vivant dans le péché. Elles sont attendues sur une posture d’acquiescement, toujours plus jolies, plus polies, plus soumises. Preuve ici que dans ce «bout du monde», leur individualité est niée, leur autonomie dévalorisée, et par conséquent leur légitimité à prendre leur vie en main contestée.
Etre jeune et femme en entreprise n’offre guère plus de latitude. Formées à l’étranger, elles atterrissent souvent comme cadres dans des entreprises, pensant y trouver l’assurance de pouvoir enfin diriger. Mais, à leur grand désarroi, elles sont confrontées là encore à de nouvelles doxas discriminantes comme le «droit d’aînesse professionnel». Un concept unique qui peut sévir dans ces «multinationales sous-développées» aux pratiques de management tropicalisées. En effet, face à un collègue, il n’est pas rare d’entendre des propos puants de paternalisme du type : «Tu sais, je pourrais être ton père !». La seule posture acceptée pour ces «venantes de» (1), garantie pour les anciens de ne pas perdre la face, est la figure de la déférente, voire de la femme qui ne sait rien !
Chaque journée est un défi. La société sénégalaise est d’une opacité inouïe. Avec beaucoup d’hypocrisie, on y est sans cesse jugée, évaluée, scrutée. Les actes de chacun sont en permanence passés au crible du louable, du discutable, ou de l’inacceptable. Cette réalité est d’autant plus pesante sur les jeunes femmes dans un contexte où le religieux a investi la plupart des espaces sociaux (2). Elles subissent régulièrement les injonctions et commentaires de tartuffes de toutes sortes sur leurs choix vestimentaires. Si, en Occident, on leur reproche de trop en cacher, ici on les blâme de trop en montrer. Quelle promesse pour l’émancipation des femmes si tant d’hommes africains éprouvent de vraies difficultés à les voir au-delà de leur apparence physique, au-delà d’un corps ?
Au bout du chemin, même les dissidentes abdiquent et finissent par lire dans leur propre miroir le reflet du regard des autres. Sans faire de bruit, la violence symbolique tisse sa toile. Ces jeunes femmes semblent bel et bien cernées, culturellement indigestes pour le Sénégal. Mais ces pays sous-développés peuvent-ils se permettre le luxe de laisser en jachère une telle génération ? Quelle promesse pour le combat des femmes ? La modernité est pourtant supposée produire de nouveaux univers de sens capables de laisser émerger un nouveau style de leadership féminin en rupture avec les vieux paradigmes.
L’avenir de l’Afrique se joue entre les mains de jeunes hommes émancipés, libérés des verrouillages inconscients, réconciliés avec le savoir immémorial des femmes. Mais il se joue surtout entre les mains de jeunes femmes délivrées de la peur, affranchies de la toute puissante autorité parentale, prêtes si nécessaire à la désobéissance, intimement convaincues qu’elles sont indispensables.
(1) Appellation courante pour désigner les nouvelles arrivantes de l’étranger. (2) Le Sénégal est un pays laïc avec 96 % de musulmans.