
Partant du constat que l’histoire du Sénégal, telle que rapportée et enseignée, présentait « des incohérences, des discontinuités et des périodes obscures », il était nécessaire de proposer une lecture autre que celle dérivée des paradigmes occidentaux, explique Mamadou Fall, coordonnateur général de Histoire générale du Sénégal (Hgs).
Selon lui, « l’importance, par exemple, du contrôle des terroirs et des rites dans la définition du pouvoir étant inconnue des Européens, on avait une histoire avec des fractures symboliques, anthropologiques, constitutionnelles et territoriales ». Comme son aîné et prédécesseur Pr Iba Der Thiam, le Pr Fall déplore une lecture « saucissonnée » qui ne tient pas suffisamment compte du contexte et des faits significatifs pour les communautés.
Pour relever le défi de la réécriture de l’histoire du Sénégal dans sa globalité, au départ, Hgs a fait appel à trois écoles historiques « d’égale dignité », selon le défunt Iba Der Thiam. L’historiographie académique de tradition européenne, celle des “massalik”, portée par les foyers religieux de culture musulmane, et celle des traditions anciennes aristocratiques et culturelles. Si cette nouvelle approche porte des fruits, ce n’est pas sans anicroches. Histoire et mémoire à couteaux tirés En septembre 2019, une polémique avait éclaté au Sénégal, après la sortie de l’ouvrage « 1817-1914 les années d’épreuves, de luttes armées, de renouveau religieux et culturel, de refus de la domination et de consolidation du pouvoir colonial ». Des familles religieuses avaient vivement contesté l’authenticité de certaines informations.
« Cet épisode a malheureusement démotivé plusieurs personnes », regrette aujourd’hui le professeur Rokhaya Fall, l’une des rares femmes du projet. Elle est membre du comité scientifique réunissant une quarantaine d’universitaires. Parmi eux, des Sénégalais de renommée, dont Mamadou Diouf et Souleymane Bachir Diagne, ainsi que des chercheurs d’horizons divers (Europe, Amérique, Afrique). L’ancienne cheffe du département d’Histoire de la faculté des Sciences humaines de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad) et coordonnatrice générale adjointe de Hgs, estime qu’il y a une sorte de conflit entre histoire et mémoire. « Nous analysons les faits à la lumière des sources tandis que dans les familles, il y a des choses que l’on raconte de génération en génération », dit-elle. Les sources utilisées par Hgs proviennent pour la plupart des Archives du Sénégal, des traditions compilées par des historiens, des récits de voyages des Européens et du patrimoine immatériel, avec les chants par exemple.
Des thèmes parfois inédits ou inattendus
Depuis 2014, 19 volumes ont été publiés : 5 en 2019, 14 en 2023. Ils abordent des thématiques variées, de l’Antiquité à nos jours.
À côté des ouvrages, plutôt attendus, comme ceux consacrés au Sénégal ancien, aux paysages mégalithiques, à Shaykh Ahmadou Bamba, à la Tijaniya au Sénégal, à la grève meurtrière des cheminots en 1938, à Thiès ou encore à « l’émiettement politique du Sénégal », il y en a de plus étonnants. Par exemple, celui sur « les relations historiques et culturelles entre la Sénégambie et la Vallée du Mississippi » ou ceux sur l’électrification du Sénégal. Selon le descriptif, le premier, rédigé par le professeur Ibrahima Seck, démontre la « pertinence du point de mire qu’est la Sénégambie en tant que source principale de la population africaine de la Louisiane au XVIIIe siècle ».
Concernant l’électricité, El Hadj Ibrahima Ndao, l’auteur des deux livres de plus de 400 pages chacun, explique que les premiers services de base ont commencé avec elle. D’après lui, en plus d’avoir été une aventure humaine et technologique extraordinaire, l’électrification a contribué à l’urbanisation de plusieurs zones. « Dès 1887, les rues de Saint-Louis, la première capitale, ont commencé à être éclairées, puis ça a été au tour de Dakar, à partir de 1902 », indique l’ingénieur et docteur en Électronique des solides et des particules, passionné d’histoire.
« C’était avant certaines régions françaises », précise-t-il tandis que beaucoup de Sénégalais s’intéressent plus à notre passé depuis la commémoration des 80 ans du massacre de Thiaroye.
Thiaroye 44, des trajectoires méconnues
Si la commémoration au Sénégal, le 1er décembre 2024, des 80 ans du massacre de Thiaroye a levé un coin du voile sur cette tragédie, elle a aussi ouvert la voie à une quête de la véritable histoire des tirailleurs. Cinq volumes, qui leur sont entièrement consacrés, sont prêts à être publiés. Parmi eux, « Thiaroye 44 : chronique d’un crime de guerre » et « Les Tirailleurs, une autre histoire des peuples colonisés ». Pour Mamadou Fall, il est important d’aborder les questions liées aux tirailleurs sous divers angles. Selon lui, Thiaroye ne se limite pas à un face-à-face entre le Sénégal et la France.
« Pour comprendre la saga des tirailleurs, il faut aussi savoir qui ils étaient et se pencher sur les fractures de notre propre société », défend l’historien. « Les gens qui ont été embarqués comme tirailleurs, on a dit que, pour l’essentiel, c’était des esclaves libérés, mais eux, ils voyaient leur intégration dans l’armée comme un moyen d’ascension sociale, de distanciation par rapport à leur statut de servile » affirme-t-il. Au Sénégal, en décembre dernier, une polémique avait éclaté à cause des déclarations d’un proche collaborateur du président de la République. Celui-ci avait taxé les tirailleurs de traîtres.
Les prochaines publications pourraient permettre de replacer les choses dans leur contexte.
En quête de fonds pour publier de nouveaux ouvrages
Les nouveaux volumes abordent des sujets comme l’histoire du Saalum, avec ses souverains et ses personnages illustres ; le sel dans la configuration de l’espace du Sénégal du 13e au 20e siècle ou encore l’histoire des fédérations sportives. Mais leur avenir est incertain. Soutenue à ses débuts par des démembrements de l’État, la mairie de Dakar et des sociétés privées nationales, Hgs (qui a un statut d’association) bat de l’aile. Peut-être que le salut viendra du chef de l’État. En décembre dernier, Bassirou Diomaye Faye avait demandé une évaluation de Hgs et envisagé un soutien. Les 19 premiers volumes, tirés à 1.000 exemplaires chacun, ont coûté 80 millions de FCfa. Cinq volumes sont épuisés, mais les autres sont disponibles au prix de 10.000 FCfa.
Hormis l’impression des ouvrages, le manque de moyens pose d’autres problèmes. Par exemple, celui de la rémunération des archivistes, documentalistes et bibliothécaires, mobilisés dès le début par le professeur Saliou Mbaye. L’ancien directeur des Archives du Sénégal se souvient de leur implication.
« L’appui des jeunes a été utile, en particulier pour la numérisation et le classement des documents », ajoute-t-il avant de se prononcer sur le travail abattu depuis dix ans : « c’est très important dans un monde où l’histoire est trop souvent falsifiée! »