L’homme qui faisait tomber les avions.
La phrase revenait comme une ritournelle. Que ce soit dans la bouche de Carmen Pereira, ancienne Présidente de l’Assemblée nationale, Francesca Correia, ancienne ministre de l’Intérieur ou encore Manuel Saturnino Da Costa, ancien Premier ministre, les derniers vétérans de la guerre de libération du Paigc (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, fer de lance de la guerre contre l’armée coloniale portugaise dans ces deux pays) que j’interrogeais avaient tous considéré ce moment comme le turning point de leur insurrection et répétaient la même formule : « Quand Manecas a abattu les avions… » Mais qui était donc Manecas ? Est-il encore seulement en vie ?
« Manecas ? Bien sûr qu’il est en vie ! Il habite juste à quelques pas de chez moi, tout le monde le connaît à Bissau», lâche Manuel Saturnino Da Costa, dernier survivant de la bande des 10 premiers jeunes qu’Amilcar Cabral, le leader historique de la guerre du Paigc, avait envoyés en Chine pour une formation militaire. Je fais à peine quelque pas et je me retrouve devant le domicile du fameux Manecas, une bâtisse coloniale au charme discret. Je sonne et quelques minutes après, un homme d’âge mûr, élégamment vêtu, ouvre. J’ai enfin devant moi le colonel Manuel Dos Santos, alias « Manecas », ancien commandant en chef de l’artillerie du Paigc, immense héros de la guerre de libération guinéo-capverdienne. Un destin peu commun que celui de ce natif de l’île de San, au Cap-Vert.
Lorsque Amilcar Cabral, ancien étudiant en agronomie de l’université de Lisbonne, décide de lancer la guerre de libération contre les Portugais qui occupent ce petit pays d’Afrique de l’Ouest après une campagne de « pacification » particulièrement sanglante, Manuel Dos Santos fait partie des premiers à répondre à l’appel du Paigc.
Le jeune combattant dégingandé aux allures de « barbudo » cubain qu’on voit derrière Cabral en tournée dans le maquis sur l’une des photos les plus iconiques de la guerre de libération, se fait remarquer par sa vive intelligence.
Pendant qu’une guerre sans merci oppose les guérilleros africains aux soudards portugais du général Spinola, Cabral décide, dans le plus grand secret, d’envoyer Manecas et une vingtaine de jeunes membres du Paigc,triés sur le volet, en Union soviétique suivre une formation en artillerie.
Puis, le jeune homme et quelques uns de ses compagnons font cap à Cuba où Castro, qui a donné le ton aux autres mouvements de libération du Tiers-monde depuis sa victoire contre le dictateur Fulgencio Batista, ne ménage aucun effort pour appuyer le combat du petit poucet ouest-africain contre l’ogre portugais.
A la Havane, Manecas et ses gars prennent livraison d’un « colis » qui va se révéler fatal contre les Portugais.
Mises sous pression à l’époque par les troupes du Paigc, les troupes portugaises n’osaient plus se déplacer hors de leurs places fortes depuis un bon moment. Mais les colons conservaient un net avantage sur les hommes de Cabral : la supériorité aérienne. Elle prit dramatiquement fin le jour où, coup sur coup, quatre avions furent abattus avec une précision démoniaque, semant la panique et la consternation au sein de l’Etat-major portugais.
Les auteurs de ce carnage n’étaient personne d’autre que Manecas et ses hommes qui venaient d’utiliser pour la première fois leur botte secrète : des missiles Sam 7, les fameux Strela.
Mais la perte qui scella en partie le sort de cette guerre implacable fut celle de l’avion du lieutenant-colonel Jose Fernando Almeida Brito, commandant en chef de l’aviation portugaise à Bissau, abattu en plein vol par un autre tir de missile Sam 7 le 08 mars 1973 effectué par le jeune Fodé Gassama, un des membres de l’équipe de Manecas.
Immédiatement, les officiers supérieurs portugais à Bissau en tirèrent une conclusion définitive : la guerre était irrémédiablement perdue. Mieux, enhardi par ce succès, Bernardo Joao Viera, dit « Nino », le plus féroce des commandants du Paigc, allait lancer l’offensive finale de Guileje qui allait mettre en déroute les troupes coloniales. Parmi les officiers portugais humiliés à Bissau, on trouvera bon nombre d’acteurs de la « révolution des œillets » qui renversera Salazar en 1974.
« Incontestablement, cet épisode a été le détonateur du coup d’Etat contre Salazar », consent à lâcher Manecas, dans un français parfait, entre deux bouffées de cigare Havana, un sourire énigmatique aux lèvres .
Après l’indépendance, Manecas va s’illustrer dans d’autres théâtres d’opération. En compagnie d’autres soldats bissau-guinéens, il va exporter sa « science» chez un autre « pays frère», lui aussi en proie à une lutte de libération contre le même colon portugais : l’Angola. Sur cet épisode très peu connu des historiens, Manecas est un peu surpris quand je lui en parle. La séquence devait à ses yeux rester confidentielle entre vétérans ayant pris part à cette guerre semi-clandestine. Il ne lâchera donc presque rien, se contentant de dire sobrement: «Oui, j’y étais mais je n’ai fait que mon devoir ». Ayant gardé un goût prononcé pour le secret, malgré plusieurs relances, il ne livrera aucun détail sur cet engagement peu ordinaire.
De retour au pays, Manecas aura une riche carrière ministérielle et sera l’un des rares capverdiens d’origine à échapper à la purge opérée par Nino Viera lors du coup d’Etat ayant renversé le métis Luis Cabral, demi-frère d’Amilcar. La trajectoire compliquée de l’ancienne colonie portugaise, rythmée de coups d’Etat sanglants, de narcotrafic, de contrebande d’armes, aboutira à une guerre civile aux allures de règlements de compte entre anciens maquisards. C’était suite à la mutinerie déclenchée par Ansumane « Brik Brak » Mané, autre icône de la guerre de libération, contre son ancien ami et mentor Nino Viera. « Tout cela, ce sont les conséquences de la colonisation portugaise, l’une des plus dures que l’Afrique ait connues. Les Portugais ont tout fait pour maintenir les Bissau-guinéens dans l’ignorance en formant volontairement très peu de cadres. Par exemple, à la fin de la guerre, quand j’ai été nommé ministre, j’ai trouvé que j’étais à peu près le seul qui avait fait des études de tout le ministère ».
En le quittant, Manuel Dos Santos allait me faire une surprise de taille en m’offrant un cadeau hors de prix : plus de 700 photos, dont la plupart inédites, prises par une journaliste qui avait suivi Cabral pendant des semaines dans le maquis.
Barka Bâ, journaliste, chercheur en Sciences politiques.