Le Conseil constitutionnel a annulé la loi adoptée le 5 février 2024. Initiée par les députés, elle portait sur le report au 15 décembre 2024 de l’élection présidentielle, initialement fixée au 25 février 2024. Le contexte était lourd du fait de l’emballement de la situation politique. Le 31 janvier 2024, une Commission d’enquête parlementaire sur de graves accusations de corruption de membres du Conseil constitutionnel a été mise en place. Le lendemain, 1er février 2024, il est révélé un motif de disqualification d’une candidate dont le nom figure sur la liste retenue par le Conseil constitutionnel. Le Groupe parlementaire du Parti démocratique sénégalais (Pds), soutenu par la majorité parlementaire de Benno bokk yaakaar (Bby), déposa alors, le 2 février 2024, une proposition de loi portant report de l’élection présidentielle. L’Assemblée nationale décida d’examiner le texte en procédure d’urgence. Prenant prétexte de cette situation, le Président Macky Sall prit, le 3 février 2024, un décret suspendant le processus électoral. La motivation était de laisser libre cours, à tout le moins, à la procédure législative enclenchée. Le Conseil constitutionnel a également déclaré sans fondement légal ce décret abrogeant la convocation du corps électoral.
Les œillères du Conseil constitutionnel
Je me suis amusé à faire remarquer que le Sénégal est une bien belle dictature bananière où les juges peuvent rendre un verdict désavouant et l’Assemblée nationale et le président de la République, et rentrer dormir tranquillement chez eux. Mieux, le Président Macky Sall, sans objection ni murmure, a fait publier un communiqué à travers lequel, prenant acte de la décision, il s’est engagé à la mettre pleinement à exécution. C’est sans doute un pas de plus sur l’infini chemin du renforcement de l’Etat de Droit. Il n’en demeure pas moins que le citoyen s’incline, mais reste en droit de s’autoriser son droit d’objection ou de critique. C’est dans ce sens qu’on peut rester dubitatif à bien des égards. En effet, le Conseil constitutionnel souligne notamment «qu’au regard de l’esprit et de la lettre de la Constitution et de la loi organique relative au Conseil constitutionnel, le Conseil constitutionnel doit toujours être en mesure d’exercer son pouvoir régulateur et de remplir ses missions au nom de l’intérêt général, de l’ordre public, de la paix, de la stabilité des institutions et du principe de la nécessaire continuité de leur fonctionnement». Le Conseil constitutionnel doit, au nom de ce principe, exercer un contrôle sur ses propres activités. En d’autres termes, le Conseil constitutionnel, autant qu’il se reconnaît le droit légitime de contrôler les actes des autres institutions, ne saurait faire l’impasse sur ses propres turpitudes. Le Conseil constitutionnel doit se sentir obligé de se prononcer et s’expliquer sur le cas de Rose Wardini dont la double nationalité a été découverte et rendue publique, avec des preuves évidentes ; les mêmes preuves fournies pour disqualifier Karim Meïssa Wade. Il y a lieu de souligner cependant que ce dernier, avant le verdict du Conseil constitutionnel, avait rapporté la preuve de la renonciation à sa nationalité française. Est-ce pour détourner leur regard de ce manquement que les juges constitutionnels se sont gardés de préciser, dans leur décision du 15 février 2024, avec quelle liste de candidats en compétition devrait-on organiser l’élection présidentielle ? Cela ne saurait nullement être superfétatoire.
En tout cas, la liste des candidats, publiée le 21 janvier 2024, n’est pas encore modifiée et le Conseil constitutionnel devrait s’autoriser toutes les diligences nécessaires pour essayer de s’épargner que d’autres avaries de sa sélection ne viennent encore jeter le discrédit sur son travail. Le cas échéant, il se sera couvert de ridicule. Le président de la République a le devoir de consulter formellement le Conseil constitutionnel sur cette question de la liste des candidats, en vue de lever toute équivoque ou ambiguïté.
Un successeur élu avant le 2 avril 2024
Au demeurant, le Conseil constitutionnel a posé une balise très claire, celle de fixer que le mandat du président de la République ne saurait excéder la date du 2 avril 2024 et qu’il revient donc, à ce dernier, de prendre les dispositions nécessaires en vue de la tenue de l’élection définitive de son successeur avant cette date butoir. Le Président Macky Sall ne semble pas avoir d’équivoque quant à sa décision ferme de quitter le pouvoir le 2 avril 2024. Mais des voix, sans doute pas encore sevrées du pouvoir, s’élèvent dans son camp pour l’inciter à prendre son temps, quitte à laisser à un Président intérimaire, en l’occurrence le président de l’Assemblée nationale, le soin d’organiser le scrutin. Assurément, cela ne saurait être de l’intérêt du Président Sall. Ce serait une dérobade de sa part. Son image est déjà assez abîmée pour en rajouter la mauvaise ride qui le fera apparaître comme le seul président de la République du Sénégal à avoir à faire la passation du pouvoir avec un successeur intérimaire. On le dit le cœur gros, Macky Sall a assez fait dans ce pays pour ne pas mériter un pareil constat d’échec. Il devra rendre le pouvoir, avec la même dignité par laquelle il en avait hérité. L’astuce de travailler à repousser l’élection ne trompe personne. D’aucuns voudraient faire rebattre les cartes en vue de chercher à déposer subrepticement de nouvelles candidatures. Toutes les excuses sont bonnes, comme le Ramadan musulman et le Carême catholique. C’est à croire que toutes les activités cesseraient durant cette période. Dans d’autres pays aussi peuplés par des croyants que le Sénégal, ces périodes de cultes religieux n’empêchent pas la tenue d’élections.
Macky Sall n’a pas une grande marge de manœuvre. Il ne lui reste alors qu’à engager l’organisation de l’élection présidentielle au pas de charge. Les différentes administrations en charge du processus électoral étaient déjà prêtes pour un scrutin le 25 février 2024. La suspension du processus électoral, le jour même du démarrage de la campagne électorale, ne tenait point à des questions d’impréparation de l’Administration. C’est dire que pour faire redémarrer le processus, il ne s’agira que de réajuster le calendrier des opérations électorales. Le Conseil constitutionnel s’est gardé d’enfermer le président de la République et son Administration dans un corset, en ne leur fixant pas une date d’élection. Il aurait pu s’en expliquer d’ailleurs. C’est une bonne posture pour diverses raisons. Le principe de la séparation des pouvoirs et son corollaire, l’interdiction d’injonction adressée à l’Administration, ne sauraient autoriser la Justice à le faire. L’Administration seule connaît ses moyens d’action, et le temps qu’il lui faut pour tenir une élection. Aussi, le Conseil constitutionnel ne peut apprécier les moyens matériels, humains ou logistiques à la place de l’Administration compétente. Il n’en demeure pas moins, encore une fois, que le Conseil constitutionnel a clairement décidé que le mandat en cours ne peut être prorogé d’une quelconque manière. L’Administration doit s’organiser pour trouver les moyens et mécanismes afin que le président de la République, nouvellement élu, soit installé le 2 avril 2024. Le Conseil constitutionnel est resté dans son rôle, c’est-à-dire qu’il a voulu donner «un délai raisonnable» à l’Administration. Plus que jamais, le président de la République doit faire du Conseil constitutionnel son interlocuteur privilégié et travailler avec cette institution, en toute confiance, sur toutes les questions liées à la conduite du processus électoral.
Macky Sall doit invoquer l’article 52 de la Constitution
Pour satisfaire cette exigence dirimante, le président de la République ne saurait ne pas l’inscrire dans un cadre légal. Les délais légaux fixés pour les opérations électorales auront besoin d’être fatalement touchés. Pour autant, il faudra circonscrire le nouveau processus électoral dans un cadre légal, alors qu’il ne peut plus matériellement recourir à une procédure législative pour changer par exemple la durée de la campagne électorale ou les délais d’examen des contentieux électoraux. Il ne lui restera que de recourir à l’article 52 de la Constitution qui lui donne des «pouvoirs exceptionnels», comme à caractère législatif, à l’exception d’une révision de la Constitution. «Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire national ou l’exécution des engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate, et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ou des institutions est interrompu, le président de la République dispose de pouvoirs exceptionnels.
Il peut, après en avoir informé la Nation par un message, prendre toute mesure tendant à rétablir le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des institutions, et à assurer la sauvegarde de la Nation. Il ne peut, en vertu des pouvoirs exceptionnels, procéder à une révision constitutionnelle» (article 52 de la Constitution de la République du Sénégal).
Ce nouveau procédé permettrait, sans doute, après en avoir discuté avec les candidats en lice, de réduire par exemple la durée de la campagne électorale du premier tour, comme celle d’un éventuel second tour de scrutin. Ainsi, l’élection pourrait être organisée même un jour ouvrable, que le chef de l’Etat pourra déclarer chômé et payé. Autrement, des lois votées en procédure d’urgence auront toujours besoin de satisfaire à la procédure et aux délais de promulgation, sans compter d’éventuelles obstructions parlementaires ou certaines autres manœuvres dilatoires. Le recours au mécanisme de s’arroger «les pouvoirs exceptionnels» reste une faculté que la Constitution confère au président de la République. On dira certes que le mécanisme peut sembler cavalier, pas trop démocratique et n’enchanterait pas un démocrate, mais il reste légal et légitime. C’est de la même façon, en France, quand le gouvernement invoque les dispositions de l’article 49-3 de la Constitution pour faire passer en force des textes de loi. On aura beau crier à l’antidémocratisme ou à la confiscation du débat parlementaire, que les lois adoptées sur la base de ce mécanisme ne seront pas moins valables et seront d’égale dignité et revêtues de la légitimité et de l’autorité de loi de la République. Il restera une voie plus douce, celle de l’habilitation législative, tirée de l’art.77 de la Constitution. Mais dans ce cas, il y aura forcément encore des jours de perdus.
* Par Madiambal DIAGNE
mdiagne@lequotidien.sn
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