Mamadou Diop Decroix décrypte le message à la nation du Chef de l’État


31 décembre 2012 – 31 décembre 2013 : Approche comparative de deux discours présidentiels Un regard biaisé posé sur les réalités du pays

Un ami philosophe, épistémologue de son état, me disait ceci au sujet des gouvernants : « Lorsqu’ils parlent, il faut écouter les silences ; quand ils écrivent, il faut lire les blancs car ils ne disent pas ce qu’ils font et ne font pas ce qu’ils disent ».

Invité à commenter le discours du Président de la République ce 31 décembre 2013, je me suis permis, en amont, de revisiter son discours du 31 décembre 2012 de façon à pouvoir saisir le dessein du chef de l’Etat face aux urgences mais aussi aux exigences à terme de notre peuple. Ce faisant, je me suis astreint moi-même à cet exercice  d’écoute des silences et de lecture des blancs dans les deux discours. Je vous livre ci-dessous les résultats de cet exercice.

La Casamance et l’omerta : L’année dernière, le Président de la République a ouvert son discours, comme cette année, sur la lancinante question de la Casamance. En 2012, il exprimait sa « détermination à poursuivre la dialogue déjà engagé pour le règlement pacifique et durable de la crise casamançaise » Fin de citation. Qu’en est-il de cette année ? Toujours le vague et le flou c'est-à-dire le silence sur la question. Je cite le Président : « L’espoir d’une paix définitive se consolide. Les négociations se poursuivent ». Fin de citation. Il est vrai que, selon l’adage, la place de la diplomatie n’est pas l’arbre à palabre. Mais cet adage a l’inconvénient de favoriser les postures commodes dirai-je pour masquer l’enlisement et le piétinement dans une crise, le cas échéant. Je suis pour ma part très attentif à la sonnette d’alarme de Son Eminence le Cardinal Théodore Adrien Sarr qui, une semaine avant le discours du Président, disait dans son adresse de Noël le 24 décembre ceci : « La persistance du conflit de la Casamance, dans notre pays, nous montre sans cesse que l’objectif de la paix est encore loin d’être gagné, à cause de nos réticences au dialogue et à la concertation  [c’est moi qui souligne]. Pour qui connaît le sens exquis de la mesure de cette haute autorité de l’église, l’inquiétude et le questionnement ne sauraient être considérés en la circonstance comme exagérés. Sur un dossier aussi complexe et difficile, il peut être plus confortable pour le Président, d’écouter plutôt ceux de ses conseillers qui pourraient lui suggérer de chercher plutôt à gagner du temps et, in fine, de filer la patate chaude au prochain occupant du palais de l’Avenue Senghor étant donné que depuis 33 ans, aucun de ses prédécesseurs n’a trouvé de solution. Si «  réticences au dialogue et à la concertation » il y avait du côté du pouvoir,  ne résulteraient-elles pas de cette approche ? Quoi qu’il en soit nous en sommes là. Aucune visibilité pour les citoyens Sénégalais alors que sur des conflits tout aussi complexes et beaucoup plus meurtriers comme en Palestine ou encore en Syrie et partout ailleurs dans le monde, l’opinion en sait toujours quelque chose sur les positions des uns et des autres, les points d’achoppement, les avancées les reculs, etc. Ici c’est l’omerta et c’est infiniment plus apaisant lorsqu’on n’a pas véritablement de solution et qu’on est parvenu à convaincre les Sénégalais qu’il est antipatriotique de s’intéresser à l’évolution du conflit et de chercher à en savoir plus.

Les inondations et la transparence : Dans le discours de l’année dernière, le Président de la République avait  immédiatement abordé la question des inondations après la Casamance pour se féliciter de la formidable chaîne de solidarité qui s’était spontanément établie en direction des sinistrés, relayée de fort belle manière par les télévisions du pays et tous les types de médias en général. Nous savons cependant que les centaines de millions récoltés au profit des sinistrés n’ont jamais fait l’objet du moindre compte-rendu sur l’utilisation qui en a été faite. Là aussi c’est le silence qu’il fallait écouter. Si l’on avait travaillé dans les règles de l’art, la reddition des comptes aurait été faite immédiatement après les opérations de secours de manière tout aussi spontanée. Non seulement cela n’a pas été le cas mais en sus, en dépit des interpellations nombreuses et fréquentes adressées au gouvernement, c’est motus et bouche cousue. Un sacré coup a ainsi été porté à l’éthique de transparence pourtant clamée et proclamée sur tous les toits. Dans la même foulée, le Président avait annoncé « la construction de 2000 logements dans les prochains mois [c’est moi qui souligne]. Finalement en juillet 2013, seulement 460 logements ont été distribués dans des conditions qui auraient été fortement contestées. Aujourd’hui encore, il annonce « 2000 logements supplémentaires ». En supplément de quoi ? des 2000 annoncés l’année dernière mais non réalisés ou en sus de 460 livrés en juillet ? Effet d’annonce !

L’endettement et la croissance économique :
Dans son discours de décembre 2012, le Président de la République insistait non sans un brin de malice sur le lourd endettement du pays. « Restons mobilisés disait-il, parce que nous n’avons pas encore fini de solder notre passif de ces dernières années, avec un cumul de dettes de 3041 milliards de fcfa, dont 700 milliards de dettes intérieures ». Fin de citation.

En 2013, silence sur la dette. Celle-ci en effet,  s’est alourdie de 458 milliards de fcfa passant à 3499 milliards dont 1071 milliards de dettes intérieures soit un alourdissement de 371 milliards. En 2014, cette dette intérieure est projetée à 1615 milliards au moins. Le service de la dette, c'est-à-dire le montant que nous décaissons dans l’année pour payer nos dettes est passé de 347 milliards en 2012 à 523 milliards aujourd’hui soit 176 milliards supplémentaires. Ceci n’explique-t-il pas cela ?

Quant à la croissance, force est de reconnaître le peu d’ambition de notre gouvernement en la matière.  Le gouvernement vise 4,5% du pib en 2014 là où,  dans l’espace UEMOA, ce taux a été de 6% en 2013 soit l’objectif du Sénégal en 2017. Si cela ne s’appelle pas retard, il y a lieu de revisiter le sens des mots. Le Président de la République ne s’y est pas d’ailleurs trompé quand il reconnaît que « notre taux de croissance actuel [4% souligné par moi] est encore assez faible et lent dans son rythme, pour induire les changements économiques et sociaux massifs et durables » fin de citation. Signalons que le Burkina Faso, pays enclavé, ne présentant pas plus de potentialités que le Sénégal a réalisé 8% de taux de croissance en 2012 contre 3.5% chez nous. Tandis qu’au Sénégal la part de l’agriculture dans le PIB atteint à peine 15%, au Burkina elle avoisine  les 30%. Je passe sur la cacophonie des projections (6% en 2017 selon la DPG du Premier ministre, 7% selon la SNDES, 5% selon le FMI, etc.).

Comme si nos gouvernants avaient le fétichisme des sigles et affectionnaient particulièrement la musique des mots, le dernier qui nous est proposé est « Le plan Sénégal émergent » dont le Président nous dit qu’ « il intègre  des éléments de Yoonu Yokkuté (YY) et de la Stratégie Nationale de Développement Economique et sociale (SNDES). En vérité tous ces programmes ont été portés aux nues puis abandonnés avant même un début d’exécution. N’en sera-t-il pas de même demain du plan Sénégal émergent, qui nous aurait coûté 2 milliards fcfa d’après les indiscrétions venues de la présidence de la République ? Il s’y ajoute que nous n’avons pas encore évalué l’impact négatif sur l’investissement du rapport Doing business de l’année écoulée qui classe le Sénégal 178ème sur 189 pays.

Concernant l’emploi, le Président semble avoir définitivement baissé les bras au sujet de sa fameuse promesse de 500.000 emplois sur 7 ans soit aux environs de 70.000 emplois l’an. A présent  c’est plutôt le profil bas avec 10.000 emplois pour la sécurité de proximité et quelques 5500 emplois dans la fonction publique. Dans le même temps le patronat annonce la fermeture de près de 400 entreprises l’année dernière contre les 30.000 emplois qui étaient annoncés dans l’adresse de décembre 2012.

Pour le soutien à l’économie, le Président annonce la mise en place du Fonds Souverain des investissements stratégiques (FONSIS), du Fonds de garantie des investissements prioritaires (FONGIP) et de la BNDE et déclare avec une certaine fierté qu’ils seront pleinement opérationnels en 2014. A ma connaissance, jusqu’au moment où ces lignes sont écrites, sur les 500 milliards annoncés dans yoonu yokkuté (YY) pour le Fonsis seul 3 milliards sont prévus dans le budget 2014. Quant au Fongip, où 50 milliards par an étaient promis dans YY, seuls 5 milliards sont budgétisés. Cent commentaires !

Evidemment, devant cette impasse, le Président ne pouvait manquer d’entretenir l’espoir avec l’annonce de perspectives d’exportation de main d’œuvre. « Nous avons signé avec un pays partenaire (lequel ?) un important accord pour l’emploi de travailleurs sénégalais.  La boucle est ainsi bouclée.

Sur l’Agriculture, considérée à juste titre il faut bien le dire comme le cœur du développement de notre pays, rien de nouveau sous les cieux. Pour la mécanisation de l’agriculture annoncée avec pompe l’année dernière par le Président avec l’acquisition de 1000 tracteurs et divers équipements ruraux, dans la perspective de la campagne agricole écoulée, peu de progrès car aucun de ces 1000 tracteurs n’avait été livré, du moins à ma connaissance, au 31 décembre 2013. Cette fois-ci, le ton  est plus prudent bien que toujours nimbé de promesses. Les 1000 tracteurs sont devenus « une large gamme de matériels et équipements ». Quant à la transformation agroalimentaire qu’on se promettait d’aider en 2013, cette industrie a connu un recul de 36% de ses activités au 3ème trimestre de 2013.
Le plus gros problème auquel les paysans font face aujourd’hui concerne la campagne arachidière. Au moment où le Président insistait su l’effort de soutien au monde rural avec le relèvement du prix au producteur de l’arachide de 190 à 200 cfa le kg,  1000 points de vente n’étaient pas fonctionnels à travers le pays. Deux régions, Tamba et Kédougou n’avaient pas démarré la campagne. Ailleurs, les opérateurs qui achetaient à 160 fcfa ont arrêté d’acheter faute d’assurances sur la revente de leur collecte. A l’heure qu’il est, les paysans bazardent leur production dans les loumas entre 100 et 130 fcfa le kg. Telle est la dure réalité que le Président ne connaît pas ou qu’il feint d’ignorer. Je passe sur les autres impasses dans le secteur agricole.

Sur la question capitale de l’énergie dont on dit que les dysfonctionnements entraînent une perte d’1,5 point de PIB et dont on nous avait annoncé la solution dès l’arrivée du nouveau régime, les choses ne bougent pas encore véritablement en dépit des effets d’annonce. Le Président a dû le reconnaître : « En matière d’énergie, la fourniture régulière de l’électricité reste encore un de nos défis majeurs ». Retenons cependant comme point positif, l’annonce du lancement des travaux de construction de la centrale à charbon Sendou 1 dont l’accord est signé depuis 2005. En somme aucun nouvel investissement n’est signalé dans le secteur.
Sur l’éducation, le Président de la République avait annoncé en 2012, la tenue dès janvier 2013 de « concertations pour stabiliser notre système éducatif ». Cet engagement n’a pas été tenu. Il a encore promis : « Je convoquerai d’ailleurs au cours de l’année une conférence sociale pour un pacte de stabilité et d’émergence ». Pendant ce temps, l’Ecole est partout en ébullition et le système a atteint ses limites ultimes.

Dans Yoonu Yokkuté, le volet social, la capsu (Caisse autonome de Protection Sociale Universelle) devait être fonctionnelle avec 120 milliards fcfa par an [je souligne] à partir de 2014. A l’arrivée, seuls 10 milliards sont budgétisés en 2014, les bourses familiales comprises. L’on comprend parfaitement pourquoi l’on est passé de 120 milliards promis à 10 milliards budgétisés. En effet, les 120 milliards devraient  être  « totalement financés par la réduction du train de vie de l’Etat » j’ai cité yoonu  yokkuté. Qu’en a – t – il été de cette réduction annoncée du train de vie de l’Etat ? Plutôt qu’une réduction, nous avons eu droit à une augmentation de ces dépenses. Entre 2013 et 2014 nous aurons, selon les prévisions budgétaires,  265 milliards fcfa d’augmentation des dépenses de fonctionnement. Il est clair qu’un tel contexte ne peut pas permettre le respect des engagements sociaux.

En décembre 2012, le Président s’était souvenu des personnes handicapées qui représenteraient 15% de notre population. Il avait alors parlé d’une « carte d’égalité des chances pour les personnes vivant avec un handicap, donnant droit à des services spécifiques, dont la gratuité des soins dans les structures publiques ». Qu’en est-il de cette promesse ? Ecoutons Yatma Fall porte-parole de la Fédération sénégalaise des associations de personnes handicapées qui, selon la presse, reste inconsolable après le discours du Président de la République. « Les 15% de personnes vivant avec un handicap sont laissés en rade ». Le chef de l'État n'a pas intégré leurs préoccupations dans son discours de fin d'année. Par conséquent, elles sont davantage percluses d'inquiétude. Selon Monsieur Fall, « le mécanisme national de suivi de la Convention internationale des droits des personnes handicapées ratifiée depuis 2010, que le Sénégal devait présenter au Comité des droits des personnes handicapées des Nations Unies à Genève, n'a pas été pris en compte dans le discours du chef de l'Etat ». Yatma conclut ainsi qu’il suit : «Pour nous, 2014 sera une autre année de souffrance, d'exclusion et de marginalisation». Voilà un autre silence qu’il a fallu écouter.

Le discours présidentiel a aussi fait l’impasse sur un sujet pourtant cher aux Sénégalais à savoir la problématique de la gestion vertueuse. L’année dernière, il insistait sur le fait que « tout comme la démocratie et le respect de l’Etat de droit, la gestion vertueuse des affaires publiques est, plus que jamais, une exigence citoyenne avant d’ajouter : «  J’ai mis en place un Office National Anti-corruption (OFNAC) doté de larges pouvoirs de saisine et d’investigation pour traduire en actes notre aspiration commune à une gestion saine, soucieuse de la sauvegarde de l’intérêt public ». Il se trouve que jusqu’au moment où nous parlons, l’OFNAC n’existe que sur le papier. Sa Présidente a dû être rappelée à l’ordre récemment pour avoir indiqué à haute et intelligible voix  que l’institution n’existait encore que sur le papier. Pendant ce temps, les marchés de gré à gré à coups de milliards sont aujourd’hui justifiés et même légitimés par le souci d’aller vite dans les projets et par  l’inadéquation des textes de l’Agence de régulation des marchés publics. Pourtant, lorsque Wade se plaignait des lourdeurs des textes, les opposants d’hier, gouvernants d’aujourd’hui dénonçaient une volonté de multiplier la corruption et la concussion. Aujourd’hui toutes ces critiques sont oubliées.

« Dans le même esprit, disait le Président en 2012, la Cour des Comptes a été réformée pour renforcer son indépendance et ses moyens d’intervention, notamment avec l’institution d’un Parquet général ».  De parquet général, il n’y en a point eu, du moins jusqu’au 31 décembre 2013.

Bref, concluons : Au vu de ce qui précède,  l’on ne peut être surpris du verdict des populations révélé par l’enquête d’Afro baromètre de juin dernier : « Réew mi doxut ». Le pays ne marche pas. Le plus grand service que Macky Sall se rendrait à lui-même et que ses conseillers pourraient aussi lui rendre serait de reconnaître courageusement que çà ne marche pas. Une telle posture aurait pu permettre un nouveau départ, le bon départ pour rectifier le tir et aller dans la bonne direction. Hélas ! Cela ne semble pas être le cas au vu de l’autosatisfaction globale et intégrale qui traverse le discours du Président de la République.

Les Sénégalais eux, pour ce qui les concerne, désapprouvent à 75% la manière dont le gouvernement gère la sécurité alimentaire ; 80% jugent négativement la politique gouvernementale en matière de  réduction du fossé entre les riches et les pauvres et 80% des Sénégalais apprécient négativement les stratégies de création d’emplois.
Aux dernières nouvelles, le Président de la République semble avoir formellement jeté par-dessus bord Yoonu Yokkuté. Il n’a pas tort. On lui avait vendu  des illusions et nous l’avons dit très tôt. Le pays est en retard. Ce sont des taux de croissance à deux chiffres tirés par l’agriculture qui peuvent le sortir de sa situation or le régime actuel n’est pas dans cette dynamique. Le plan Sénégal émergent que l’on porte au pinacle manque lui aussi d’ambition en projetant des taux de croissance autour de 7%  à l’horizon 2017 quand beaucoup de pays de notre sous région seront à 2 chiffres.
 
Il faut changer de cap.


Mamadou Diop « Decroix » député non inscrit à l’Assemblée nationale

Mercredi 8 Janvier 2014 11:13

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