Installer Macky Sall au pouvoir et voir un jeune homme politique, au parcours vers le leadership certes fulgurant, mais inscrit dans une tradition politique de type classique, ou donner le pouvoir à Wade et consacrer le triomphe à double détente, politique et mystique, d’un chef religieux atypique, Béthio Thioune. Voilà un choix décisif auquel les Sénégalais sont confrontés, en ce deuxième tour, dont la somme des enjeux multiples contradictoires, sinon inconciliables, a fait un exercice apparemment difficile pour certaines catégories d’électeurs. Bien sûr, je me compte parmi les personnes raisonnables, celles qui ont désespéré de l’ambition de faire comprendre tout à tout le monde. Cependant, je me garderai de complexifier ce qui ne l’est pas pour, comme toujours sous cette rubrique, tenter de participer à la sauvegarde du Salut public.
Après le premier tour de l’élection qui a donné les résultats que l’on sait, mettant face à face pour le second tour les candidats Abdoulaye Wade et Macky Sall, les douze autres candidats, sans exception, ont apporté leur soutien au leader de l’Apr et battent présentement campagne en sa faveur. Il y aurait eu un, deux ou trois candidats qui à rallier Abdoulaye Wade, on serait resté dans une certaine rationalité, un certain classicisme pour la dernière phase de cette élection. Le président sortant ne se serait pas lancé dans cette quête effrénée de la consigne de vote chez tout ce qui ressemble à un grand électeur, et sans discernement aucun. Sans mesure dans l’utilisation de l’argent, distribué jusqu’à des déficients mentaux qui sont allés répandre au vent de Diourbel les billets de banque ainsi récoltés. Sans que cela n’exclût la quête du «ndigël» grand électoral maraboutique, Abdoulaye Wade ne se retrouverait pas à courir derrière n’importe quel patronyme connoté confrérique pour poser des valises bourrées d’argent aux pieds de jeunes gens enturbannés qui, dès après réception de la manne financière, s’empressent d’enlever turbans et boubous, après avoir crachoté hâtivement dans ses paumes, pour investir les centres urbains, Dakar surtout - où ils habitent tous aujourd’hui, ayant déserté les « villes saintes » trop austères pour leur goût du luxe. Mais surtout, Abdoulaye Wade ne serait pas allé arracher, on ne sait par quel procédé, ce «ndigël» spectaculaire chez Béthio Thioune, cet engagement sans réserve du guide des «Cantakuns» dont les manifestations, à travers ses talibés brandissant des gourdins, ont tellement inquiété les Sénégalais que le ministre de l’Intérieur lui-même a cru devoir aller chercher l’assurance chez le guide religieux que ses ouailles n’utiliseront pas la violence pour exprimer leur choix. Le choix d’Ousmane Ngom d’aller négocier la loi au lieu de s’assurer de son application à tous est à mettre en rapport avec le choix du président Wade de se jeter entre les bras du guide des «Cantakuns», alors que le dépositaire attitré du «ndigël» mouride, Cheikh Sidy Makhtar Mbacké a choisi de garder ses distances, tout au moins de se tenir a équidistance des deux candidats, comporte au moins une compensation non matérielle pour Béthio Thioune, certainement plus valorisante que l’argent, aux yeux du talibé le plus en vue de feu Serigne Saliou Mbacké, et qui se réclame, sinon revendique ouvertement (de) l’héritage spirituel et mystique du dernier fils de Bamba ayant occupé le khalifat. Si Wade gagnait – ce qui n’est pas donné selon tous les observateurs rationnels- Cheikh Béthio Thioune revendiquera ce triomphe politiquement, avec la mobilisation de ses troupes ; mais surtout mystiquement. Il n’y aura pas de recomposition politique si Wade gagnait dimanche prochain, mais on peut s’attendre à une recomposition, tout au moins à un réajustement ou réévaluation des influences politico-sociales, et des poids mystiques de chacun au sein des confréries et des chapelles diverses qui en sont issues, dirigées par ceux qu’un intellectuel Mbacké-Mbacké a nommés les « marabouts gourous ». Des trois plus célèbres « marabouts gourous », toujours attendus en période électorale, et qui ont parfois pris ouvertement fait et cause pour un candidat, avec des fortunes diverses, Cheikh Béthio, Serigne Modou Kara, chez les mourides et Serigne Moustapha Sy chez les tidianes, seul le premier s’est engagé, à ce jour, dans la bataille électorale, misant sa crédibilité sur un «ndigël» sans équivoque en faveur de Wade. Il connaît l’importance de l’enjeu pour lui et se donne en conséquence les moyens d’atteindre ses objectifs. Ceux-ci, on le répète, sont à double détente : politique et mystique. Son positionnement sur ce double échiquier que les pratiques du pouvoir libéral ont confondu ces douze dernières années et placé au centre de la vie publique sénégalaise se jouera définitivement, tout au moins pour longtemps, le 25 mars prochain avec le résultat du scrutin présidentiel. Si Abdoulaye Wade gagne, il garde son pouvoir politique. Cheikh Béthio lui, gagnera un autre type de pouvoir, transversal, à double détente donc. Et Wade aura une dette envers lui, incommensurable, vu la situation électoralement incertaine à laquelle il fait face. Dans quel état se retrouvera alors notre démocratie si fragile, avec un chef d’Etat redevable à ce point d’un « marabout gourou » dont on oublie qu’il a une solide formation politique acquise au sein du Pai des débuts de nos indépendances, dans la clandestinité ? Ses ambitions, certes, dépassent ou surpassent la politique, mais à l’évidence l’englobent… Si Macky Sall gagne, ce sera la victoire d’un certain type de démocratie que nous connaissons déjà. Une démocratie aux velléités de décollages toujours avortées par des pesanteurs économiques ou autres, mais résultant d’un choix partagé par tous les Sénégalais ; et surtout perfectible et en voie d’amélioration régulière, veillée de plus en plus par un maximum de Sénégalais. Un consensus. Encore mou par endroit, mais consensus quand même ; et source d’un certain apaisement citoyen auquel on doit, certainement, d’avoir eu la confiance nécessaire pour aborder dans la sérénité le premier tour de cette élection présidentielle. Les résultats politiques obtenus par la large coalition autour du M23, d’abord, ensuite, par la force des résultats issus des urnes, la mobilisation autour de Macky Sall, pour le deuxième tour, doivent tout à cette construction laborieuse d’une démocratie apaisée et en la confiance des Sénégalais en elle, malgré ses imperfections. Construction encore fragile, mais qui, à chaque élection, quand le peuple seul a la main, résiste à toute sorte de secousses, pour avancer vaille que vaille vers son achèvement. Il s’agit, selon mon humble point de vue, aujourd’hui, de faire le choix qui garantisse la continuation de cette construction après le 25 mars prochain.
Par Pape Samba KANE
Source: Le Populaire
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