Succession dans les confréries religieuses : L’histoire des petites querelles pour le khalifa


Duel entre frères, duel entre un oncle et son neveu, refus de reconnaissance, la succession dans les confréries au Sénégal a toujours été source de tension et de division. Le point d’interrogation suspendu sur le khalifa de la communauté tidiane de Tivaouane ne fait que s’inscrire dans la lignée de ce qui s’est toujours passé depuis la disparition des fondateurs. Voici l’historique de la guerre des frères pour l’occupation du fauteuil.

«Nous l’attendons. S’il vient il prend son grade. S’il ne vient pas, il ne nous empêchera pas de manger, de prier…» Ces propos de Abdou Aziz Sy Al Amine à l’encontre de son grand-frère Serigne Cheikh Tidiane Sy Al Makhtoum, censé être l’actuel khalife, est la preuve, si besoin en est encore, de la lancinante question des successions dans les familles religieuses au Sénégal. Cette rivalité entre Serigne Mansour et Serigne Cheikh qui sème le doute sur les esprits quant à une acceptation de ce dernier de prendre la place de son demi-frère est loin d’être la première. C’est presque devenu une tradition dans les confréries.

Depuis le temps colonial en effet, les Français ont toujours exploité les rivalités entre les communautés religieuses pour les diviser et mieux les contrôler. Selon l’expression des colons eux-mêmes, il s’agit de «se servir de leurs rivalités pour les asservir», note Khadim Mbacké, chercheur arabophone et francophone à l’institut fondamental d’Afrique noire (Ifan), dans son ouvrage intitulé : Les confréries et la vie politique, Etudes islamiques 4, 1995 ; Chapi­tre : Les confréries et la vie politique. Ainsi, en 1860 le cheikh Bou Kounta de Ndiassane avait combattu à côté  des troupes du général Faidherbe contre l’Armée du Damel Macodou après le refus de ce dernier de reconnaître la trêve signée par son prédécesseur Birima avec les Français en 1858. De son côté, El Hadji Malick Sy adressa à ses disciples une lettre da­tée du 8 septembre 1912 dans laquelle il leur demande de se soumettre à la France et de coopérer. D’ail­leurs, des prières ont été dites à sa zawiya à Tivaouane pour la victoire de la Fran­ce à la première guerre mondiale.

Alphonse Gouilly, dans son livre L’Islam dans l’Afrique occidentale française, note : «Certes le quadrisme, le Tidianisme ont été non pas protégés, mais fait prisonniers d’honneur. En revanche, le sénoucisme, l’Ahmadisme le mouridisme et le hamalisme ont été considérés sans indulgence.» Ce traitement différencié n’a été possible que parce que les communautés ont été divisées.

L’alliance totale entre le religieux et la politique voulu par les colons n’a cependant pas pu se réaliser, sans doute en raison de l’âge des guides et notamment de leurs relations avec le temporel. Désespérant de changer fondamentalement leurs pensées, l’Ad­mi­nistration coloniale se tourna vers les plus jeunes «pour les préparer au rôle qu’on devait leur fai­re jouer plus tard. De là découle l’intérêt porté à la question du kha­lifat et l’exploitation qu’on en a faite».

Face à face Serigne Babacar Sy-Serigne Mansour Sy

Fondateur de la Tidianiya à Tiva­oua­ne, El Hadji Malick Sy a voulu faire de Seydou Nourou Tall son kha­life. Ce dernier préféra le khalifa de son grand-père El Hadji Oumar Tall. Son désistement profite à Serigne Babacar Sy, deuxième fils de El Hadji Malick Sy. Mais des tiraillements op­posèrent très vite les grands enfants de El Hadji Malick Sy : Abdoul Aziz, Mansour, Babacar. «Il semble que les politiciens exploitèrent cette situation pour diviser la famille. Toujours est-il que le problème du khalifat fut réglé et les choses reprirent leur cours normal au profit du premier khalife, avec l’aide de l’administration coloniale qui trouva en lui un allié intelligent, doué d’un sens politique aigu», souligne l’auteur Kha­dim Mbacké.

Toutefois, la tension n’a pas manqué de reprendre entre le khalife et ses deux frères au point qu’en 1951, ces derniers, susmentionnés refusèrent d’apparaître avec lui au cours de la cérémonie religieuse organisée à Tivaouane, à l’occasion de l’anniversaire du Prophète Mohamed (Psl)».

Une négociation a tenté de ré­concilier les frères Sy, mais la tâ­che a été rendue difficile par des talibés «fanatiques». «En 1956, cer­­tains adeptes du khalife ont at­taqué les talibés de son frère Man­sour et un combat s’en est suivi. L’année suivante, le khalife Baba­car, puis son frère décèdent dans l’intervalle de quelques jours. Ce double décès permet à Abdou Aziz Sy connu sous le nom de Dabakh d’hériter du khalifa», fait remarquer encore Khadim Mbacké.

Serigne Cheikh défie Dabakh

Dabakh aussi fera face aux mêmes problèmes. Car, il a été contesté au tout début par son neveu Cheikh Ahmed Tidiane Al Makhtoum. Ce­pendant, cette opposition sera de courte durée, eu égard au soutien que lui ont apporté les talibés, à son charisme et à ses nobles qualités auxquelles la Zawiya doit d’ailleurs sa cohésion et son prestige jusqu’à son décès. Sa succession, on le sait, a posé encore les mêmes tiraillements que ceux précédents. Le khalifa avait encore divisé l’actuel nouveau khalife et son prédécesseur Serigne Man­sour, à tel point que le premier vit toujours à Dakar et non à Tivaouane.  

La succession a posé aussi problème à Touba

En outre, ce problème de succession n’est point le propre de Ti­vaouane. En effet, lorsque Cheikh Ahmadou Bamba a quitté ce mon­de sans désigner de successeur, «son frère Cheikh Anta Mbacké con­voita la fonction de khalife. Bé­néficiant du soutien de Mouha­mad Al-fadil Mbacké (Serigne Fallou), le deuxième fils de Cheikh Ahmadou Bamba et d’autres dignitaires de la famille du fondateur, tandis que Cheikh Ibrahim (Mame Thierno), le frère aîné du défunt et une importante fraction des adeptes du Cheikh penchaient du côté du fils aîné de celui-ci Mu­hammad Moustapha Mbacké».

Serigne Cheikh Gaïndé Fatma confisque les papiers de la mosquée de Touba

Les autorités coloniales n’ont pas hésité à intervenir directement. «C’est ainsi que M. Brévié, directeur des Affaires politiques de la colonie, se rendit à Touba, prononça devant les antagonistes un discours dans lequel il les intima de se soumettre à Moustapha et proféra des menaces à l’endroit de ceux qui seraient tentés de persévérer dans l’opposition». Il est important de souligner que le rapprochement entre Serigne Mouha­ma­dou Moustapha et l’administration coloniale tient au fait qu’il avait, pour la construction de la mosquée, besoin du soutien de tous, particulièrement les colons.

Une nouvelle opposition refait surface en 1945 à la suite du décès du premier khalife des mourides. En effet, après celui-ci, son fils aîné, Serigne Cheikh Gaïndé Fatma a, lui aussi, manifesté ses intentions d’être le successeur. Il sera très vite écarté au profit de son oncle Serigne Fallou, cette fois aussi grâce à «l’intervention des autorités politiques». Le neveu ne s’avoue pas vaincu pour autant. Et il le concrétise par une confiscation des papiers officiels de la mosquée de Touba. Acte qui a pour conséquence de bloquer les travaux dudit lieu de culte.
Devenu Président, Léopold Sédar Senghor, comprenant très tôt cette nécessité de diviser pour mieux régner, fit échec aux tentatives d’unir les musulmans. Ce qui aboutit à la création du Conseil supérieur islamique.

Aujourd’hui, force est de constater que ce projet a échoué. Il suffit de s’en référer à l’observation du croissant lunaire.

Source: Le Quotidien

Moussa Sarr

Jeudi 13 Décembre 2012 11:19

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