Si dans le monde chiite, par exemple, le jour de l’Achoura symbolise le deuil, la tristesse, au Sénégal cette «fête» est synonyme de folklore, de bombance (de couscous) et où la tradition et le «taajabôon» se mêlent intimement à la religion.
«Tong» ! «Tong» ! A deux jours de la fête d’Achoura (appelée Tamxarit au Sénégal), prévue ce 11 octobre, Sow (c’est comme ça qu’il se présente), environ 10 ans, prépare l’événement. Assis devant la maison de ses parents, le garçon teste son tam-tam fait à base d’une boîte de tomate vide recouverte d’un sachet de toile. Le jour J, Sow et ses compères vont plonger le quartier dans une ambiance indescriptible, où il sera impossible d’entendre le son de la télé, encore moins de dormir avant minuit.
Une fête d’origine juive
Pour Madiop S., diplômé en sciences islamiques, l’Achoura est un jour de grande dévotion, mais ce n’est pas une fête du niveau des grandes fêtes musulmanes comme l’Aïd el-Fitr (Korité) ou l’Aïd el-Kébir (Tabaski). Citant un célèbre hadith du Prophète Mohamed (PSL), il explique que le fait de jeûner le jour d’Achoura et de Tachoura (comme le Prophète avait l’intention de le faire avant d’être rappelé à Dieu) comporte plusieurs bienfaits, notamment se faire pardonner ses péchés de l’année écoulée. «Quand il est arrivé à Médine, le Prophète Muhammad (PSL) a trouvé les juifs qui jeûnaient ce jour pour, disent-ils, rendre grâce à Dieu d’avoir donné la victoire à Moussa (Moïse) et son peuple sur le Pharaon. Le Prophète a dit aux juifs vous n’êtes pas plus dignes de Moussa que moi. C’est comme ça qu’il a commencé à jeûner le jour d’Achoura et a invité les fidèles musulmans à en faire de même», explique Madiop S.
Mais au Sénégal – comme c’est le cas pour beaucoup d’autres domaines de la religion – la Tamxarit revêt un caractère très culturel. Ce qui se reflète à travers les mets culinaires et le «Taajabòon». En effet, il est de coutume que chaque famille musulmane sénégalaise, riche ou pauvre, prépare le «thiéré» (couscous à base de mil) le jour d’Achoura. Au fil du temps, le mode culinaire a beaucoup évolué.
Ainsi, en ville, depuis quelques années, le «thiéré bombé» est à la mode. Le mode de préparation est très simple, nous explique Fama, une jeune mariée. «Une fois que tu as ton couscous (certains, pour s’épargner l’effort que demande la préparation, achètent le produit fini), tu le malaxes avec du beurre, du raisin, des haricots blancs et d’autres ingrédients comme la carotte coupée en petits morceaux, ainsi qu’avec une petite quantité de sauce à base de viande».
Un jour où il est interdit d’avoir faim
Le produit fini est assez impressionnant. On obtient un «thiéré» enrichi extrêmement tendre et gras, qui n’a rien à voir avec le «thiéré» traditionnel que préparent encore nos grand-mères au village. Toutefois, certains préfèrent ce dernier «plus simple, plus sain et moins lourd». Mais ce qui compte le plus, c’est de manger à satiété. C’est le jour où il est formellement interdit de dire «je ne suis pas rassasié». En effet, un adage sénégalais voudrait que celui qui n’est pas pleinement rassasié le jour de la Tamxarit, ne le sera jamais.
Mais pourquoi tout le monde prépare du «thiéré»? «C’est essentiellement lié à la tradition. L’islam a pénétré au Sénégal par le monde rural. Et dans le monde rural, l’aliment de base reste le mil. L’autre explication tient au fait que les grands marabouts étaient, jusqu’à une époque récente, de grands cultivateurs», nous explique un confrère bon connaisseur de la tradition. Et un jour comme la Tamxarit, où il faut rassasier les nombreux talibés, quoi de plus simple que de préparer du couscous avec de la viande? Malgré l’urbanisation, les Sénégalais sont restés attachés à cette tradition alimentaire. Du moins, pour ce jour-là.
Pour Madiop, il n’y a aucun mal à préparer du copieux «thiéré» le jour d’Achoura, si on le fait «uniquement par tradition». «Mais si l’on pense que c’est une obligation religieuse de préparer spécialement ce plat le jour de l’Achoura, là, ça devient une ‘’bida’’ (innovation en matière de religion)».
Carnaval à la sénégalaise ou l’Halloween chez les musulmans
Au Sénégal, en dehors du couscous, la Tamxarit est indissociablement liée au «Taajabòon». Il s’agit d’une sorte de carnaval où le tam-tam (tambourin) se mêle aux danses, aux chansons, aux masques et aux accoutrements les plus invraisemblables (les filles s’habillant en garçons et vice-versa), donnant une ambiance indescriptible le soir de l’Achoura. Mais là aussi, on a du mal à distinguer ce qui relève du spirituel de la tradition. Selon Babakar Mbaye Ndaak, professeur d’histoire et artiste-conteur, le «Taajabòon» est un produit de l’islam sénégalais, entendons l’islam confrérique très répandu au Sénégal. Né dans les daaras (écoles coraniques), le «Taajabòon» trouve sa justification, d’après notre interlocuteur, dans un passage de la sourate An-Namli (Les fourmis, chapitre 27) du saint Coran où Dieu utilise l’expression «a-taajabòon» qui signifie «est-ce que ce je viens de vous raconter ne vous étonne pas ?»
Si cette interprétation ne fait pas l’unanimité chez les exégètes du Coran, il n’en demeure pas moins que le «Taajabòon» est un événement culturel authentiquement sénégalais. «C’est une tradition dévolue aux enfants qui ont une place importante dans toutes les grandes religions. C’est pourquoi, il ne faut pas interdire aux enfants ce folklore qui s’ancre dans une spiritualité très profonde, malgré l’ambiance carnavalesque», explique Babakar Mbaye Ndaak.
Voici le texte, en rap et en wolof, que le conteur a composé pour ses élèves, en s’inspirant des paroles que récitent les enfants sénégalais le soir de l’Achoura (NDLR, c’est nous qui essayons de traduire)
Taajabòon
Korite weesu na (la Korité est derrière nous)
Tabaski weesu na (la Tabaski est derrière nous)
Tamxarit jot na (c’est le jour de l’Achoura)
At mu bees egsi na (un nouvel an se pointe)
Sama ndënd foor naa (mon tam-tam est fort)
Sama aada sèll na (ma tradition est pure)
Bu ma kènn tere lii (que personne ne m’interdise ceci)
Diine june say gone (à chaque religion ses enfants)
Taajabòon aaya la (Taajabòon c’est un verset)
Ci Alquraan la joge (qui vient du Coran)
Sòoratul namli (de la sourate Namli, Les fourmis)
Xale yi noo ko moom (c’est une fête pour les enfants)
Dongo daara moo ko solo (composé par un disciple des daaras)
Babakar Mbaye Ndaak
Une tradition qui est en train d’être dévoyée
Les enfants ajoutent d’autres paroles encore, demandant aux parents : est-ce que vous vous êtes acquittés de la prière, de l’aumône ou encore du ramadan. «Si tu t’es acquitté de tout cela, c’est que tu es prêt à aller au paradis», concluent les enfants dans leurs chansons accompagnées de danses au son du tam-tam. Pour les puristes de la religion, tout cela n’a rien à voir avec l’islam, qualifiant le «Taajabòon» de «déviation», mais pour les traditionnalistes, ces paroles sont pleines de sens et ont le mérite de réconcilier la tradition africaine avec la religion.
Il y a aussi une grande leçon de morale derrière le «Taajabòon», explique Babakar Mbaye Ndaak: «Le fait que le garçon s’habille en fille et vice-versa signifie que chacun essaie de se mettre à la place de l’autre, dans l’habit de l’autre, comme on dirait, pour comprendre ce qu’il ou elle vit. C’est simplement un signe de fraternité». «Malheureusement, regrette ce traditionnaliste convaincu, aujourd’hui, tout cela est en train d’être dévoyé par des artistes en mal d’inspiration et par des homosexuels qui essaient de profiter de ce jour pour s’afficher sans vergogne aux yeux de la société».
Il y a aussi tout un imaginaire entourant l’Achoura, comme lorsque, le matin, certains scrutent le ciel pour voir, disent-ils, Fatima bint Rassoul faire le linge ou le fait de caresser la tête d’un orphelin, espérant y trouver une quelconque bénédiction, etc. Evidemment, beaucoup de ces croyances commencent à disparaître. Mais, c’est connu, certains mythes ont la vie dure!
le360