Ce vendredi s’annonce comme une journée à haut risque pour la Tunisie. La foule devrait être massive autour du cercueil de Chokri Belaïd, figure de l'opposition laïque assassiné mercredi, dont les obsèques auront lieu en début d'après-midi. Son corps a été veillé toute la nuit dans sa maison familiale du quartier populaire de Jbel Joubl. A 10h ce matin il sera transporté dans la maison de la culture toute proche, avant de partir vers midi vers le cimetière de El Jallez, à deux kilomètres. Il sera inhumé dans le carré des martyrs.
La suite de la journée s'annonce explosive : le principal syndicat tunisien (Union Générale Tunisienne du Travail) a appelé à la grève générale, une première depuis 34 ans en Tunisie. Des avocats, des magistrats, des fonctionnaires du parquet et des syndicats d'enseignants universitaires ont aussi appelé à cesser le travail. Cette grève va entraîner l'organisation de nombreux cortèges. Et depuis deux jours maintenant ces rassemblements se transforment en batailles de rue entre police et manifestants. Jeudi encore, l'artère principale de Tunis, l'avenue Bourguiba, a vu les forces de l'ordre disperser la foule à l'aide de gaz lacrymogènes. Un peu plus tard, un commissariat a été saccagé dans un quartier de la ville.
Par précaution, la France a appelé ses 25 000 ressortissants à la prudence et a préféré fermer ses écoles vendredi et samedi. Françoise, 51 ans, vit à Tunis depuis 7 ans. « L’ambassade nous a mis en garde et nous a adressé des messages de vigilance pour éviter de circuler surtout dans le centre de Tunis.Avec la grève, on s’attend à quelques débordements et manifestations donc on va rester prudemment à la maison en attendant que la journée se passe. » a-t-elle confié à RMC.
« Ennahda va payer cher »
Thomas Chupin, envoyé spécial à Tunis, a perçu une douleur profonde parmi la population. Devant la maison où le corps de Chokri Belaïd a passé la nuit, Nahid avait du mal à retenir ses larmes hier soir. « On a tué quelqu’un qui n’avait rien à part sa croyance en une Tunisie meilleure, alors je suis en colère contre les gens qui ont voté Ennahda ». Le parti islamiste cristallise une colère profonde : Pour Mohamed Aïdi, étudiant en commerce à Tunis, « Ennahda va payer cher ». Youssif Chahid, médecin, explique ses raisons d’être dans la rue ce vendredi : « nous avons une rage énorme car nous voyons importées en Tunisie des pratiques de violence jamais connues. […] Les gens craignent un embrasement du pays. On a entendu parler des gens du parti au pouvoi,r dire que toutes les révolutions s’accompagnent de périodes de turbulences incluant des morts politiques, je ne suis pas du tout d’accord, la Tunisie accueille sept millions de touristes par an, c’est un pays ouvert, il doit le rester et nous nous battrons pour ça. » Pour Ahmed Sadir, avocat à Tunis et proche de Chokri Belaïd, « il faut s’exprimer, élever la voix contre la violence politique, mais calmement. Mais on ne peut rien garantir. Les Tunisiens sont en colère. Ils n’acceptent pas qu’un leader politique soit assassiné. Ils souffrent depuis un an, ils ont fait la révolution pour la liberté et la dignité, il semble que cela soit menacé ».
« Entre Ennahda et nous, il y a quatorze siècles de différence »
Certains opposants à Ennahda expliquent que le parti au pouvoir a une liste des personnes à tuer en Tunisie. Chokri Belaïd en aurait fait partie. Béji Caïd Essebsi a été le Mremier ministre de l'après révolution, il reçoit, dit-il, des menaces de mort quotidiennes : « Il faut lutter. Ces menaces étaient répétitives, ça vous prend par les tripes et ça vous remue. Je ne sors plus comme avant, je voyage beaucoup moins, j’ai des gardes. Je n’ai pas peur, la peur est mauvaise conseillère. [Le parti au pouvoir] nous reproche d’être progressistes car ils veulent une autre image de la Tunisie, la barbe, la femme avec son Niqab, ce n’est pas tunisien. Entre eux et nous, il y a quatorze siècles de différence. »
« Ennahda ne considère pas le parti de Chokri Belaïd comme une menace politique ou électorale »
Depuis l’assassinat de Chokri Belaïd, Ennahda persiste à clamer son innocence. Faycel Naceur, l'un des porte-parole du parti, se défend : « ces paroles, pour nous, c’est la démocratie. Tout le monde a le droit de s’exprimer, mais on n’a jamais pensé à adhérer à des actes de violence contre n’importe qui, même contre Ben Ali et son régime. Ennahda ne considère pas le parti de Chokri Belaïd comme une menace politique ou électorale, alors pourquoi penser à écarter ou à éliminer cet homme-là ? »
Politiquement, la journée de jeudi a été marquée par le refus du parti islamiste Ennahda de dissoudre le gouvernement. Proposition pourtant faite mercredi soir par le Premier ministre, Hamadi Jebali, issu de ses rangs, ce qui est apparu comme la première divergence apparente au sein du parti islamiste.