Les images du sport de compétition sont rarement celles d’athlètes rieurs. Elles rappellent plutôt l’incroyable difficulté de l’épreuve.
L’iconographie sportive est celle de l’effort. Elle abonde de visages tendus par la concentration, grimaçant de peine, libérés par le succès ou éplorés de déception. Autant d’expressions qui soulignent l’intensité et l’engagement que demande la performance.
Dans ce lot d’images sportives, peu sont à caractère comique. Les plus courantes touchent au gag ou à la plaisanterie. Dans un cas, elles révèlent les péripéties des athlètes, les peignant impitoyablement sous le jour burlesque d’une malchance. Dans l’autre cas, elles dévoilent de manière plus ou moins heureuse leur sens de la dérision, l’humour des sportifs souffrant d’un fort à priori. On l'imagine facilement "lourd", peu subtil.
Il rompt avec l'image habituelle des sprinteurs
Dans cette fantasmagorie sportive, Usain Bolt est un cas à part. L’athlète jamaïcain aime la dérision. Dans la vie comme sur les pistes de sprint, il en a fait sa marque de fabrique. Elle lui réussit si bien qu’il semble être une star sportive d’un genre nouveau, à qui le sens de l’humour et la décontraction confèrent à la fois un incontestable avantage de popularité et un incontestable surplus de singularité.
L’humour lui attribue un supplément de grandeur. D’abord, parce qu’il lui permet de rompre avec l’image des sprinteurs de la fin des années 1990 et du début des années 2000.
Ceux-ci nous ont habitués à se présenter sous les traits du muscle et de l’hyper virilité, prenant un air imperturbable, arborant des bijoux, et jouant régulièrement d’intimidation sur la ligne de départ.
Les petites danses et les échanges avec le public auxquels se livre Usain Bolt avant la course témoignent d’un rapport plus décontracté à l’épreuve sportive, aux antipodes du sérieux trop inexpressif qu’affichait Linford Christie, impassible comme un "sphinx", ou Michaël Johnson, à l’allure de robot.
Ensuite, parce que l’humour lui permet de réunir deux images opposées, qui, combinées, le grandissent. Les performances d’Usain Bolt en sprint — triple champion olympique, quintuple champion du monde, détenteur de trois records du monde sur 100m, 200m et 4x100 m — le placent dans la catégorie des champions hors norme, des êtres qui semblent évoluer dans une dimension inaccessible au commun des mortels.
Grâce au rire, il abolit ainsi les distances avec le mythe
La simplicité et l’humour dont il fait preuve contrecarrent cette image intimidante. Son sens de la dérision, quand il nous confie faire une diète aux chicken nuggets avant une course, le normalise. Il abolit ainsi les distances avec le mythe qu’il symbolise et se présente sous des traits plus ordinaires.
Dans le même temps, Usain Bolt use aussi de dérision quand il joue à être un super héro digne des "Quatre Fantastiques" en incarnant "L’éclair", l’homme le plus rapide du monde, qui signe chacun de ses exploits du geste de tir à l’arc. Cette métamorphose humoristique souligne alors son exceptionnelle aptitude à la course et à la vitesse. Elle renforce l’idée tendancieuse du don, de l’être extraordinaire aux pouvoirs surhumains.
Prises séparément, ces deux images pourraient être contradictoires, elles reflèteraient la modestie et la vanité. Or le rire et le détachement d’Usain Bolt associent ces deux images et les renforcent. Son talent spectaculaire est d’autant plus acceptable et admirable qu’il sait montrer ses faiblesses et que nous les partageons. De même, celles-ci nous apparaissent d’autant plus émouvantes et sincères qu’elles émanent d’un champion aux facultés inhabituelles.
Dans son ouvrage "Sociologie de la compétition", le sociologue Pascal Duret rappelait que "juger les champions à l’aune de leurs seules performances les rend particulièrement fragiles. Car leurs exploits, même ceux décrits comme inégalables, sont toujours ensevelis sous une avalanche ininterrompue de nouveaux records."
Si la gloire sportive s’accumule peu, gageons que la figure rieuse d’Usain Bolt vienne enrichir les images du sport de compétition, nous offrant le souvenir durable d’un exceptionnel champion divertissant et fantasque.
Par Sylvain Cubizolles
Sociologue
Source: Nouvel Obs
L’iconographie sportive est celle de l’effort. Elle abonde de visages tendus par la concentration, grimaçant de peine, libérés par le succès ou éplorés de déception. Autant d’expressions qui soulignent l’intensité et l’engagement que demande la performance.
Dans ce lot d’images sportives, peu sont à caractère comique. Les plus courantes touchent au gag ou à la plaisanterie. Dans un cas, elles révèlent les péripéties des athlètes, les peignant impitoyablement sous le jour burlesque d’une malchance. Dans l’autre cas, elles dévoilent de manière plus ou moins heureuse leur sens de la dérision, l’humour des sportifs souffrant d’un fort à priori. On l'imagine facilement "lourd", peu subtil.
Il rompt avec l'image habituelle des sprinteurs
Dans cette fantasmagorie sportive, Usain Bolt est un cas à part. L’athlète jamaïcain aime la dérision. Dans la vie comme sur les pistes de sprint, il en a fait sa marque de fabrique. Elle lui réussit si bien qu’il semble être une star sportive d’un genre nouveau, à qui le sens de l’humour et la décontraction confèrent à la fois un incontestable avantage de popularité et un incontestable surplus de singularité.
L’humour lui attribue un supplément de grandeur. D’abord, parce qu’il lui permet de rompre avec l’image des sprinteurs de la fin des années 1990 et du début des années 2000.
Ceux-ci nous ont habitués à se présenter sous les traits du muscle et de l’hyper virilité, prenant un air imperturbable, arborant des bijoux, et jouant régulièrement d’intimidation sur la ligne de départ.
Les petites danses et les échanges avec le public auxquels se livre Usain Bolt avant la course témoignent d’un rapport plus décontracté à l’épreuve sportive, aux antipodes du sérieux trop inexpressif qu’affichait Linford Christie, impassible comme un "sphinx", ou Michaël Johnson, à l’allure de robot.
Ensuite, parce que l’humour lui permet de réunir deux images opposées, qui, combinées, le grandissent. Les performances d’Usain Bolt en sprint — triple champion olympique, quintuple champion du monde, détenteur de trois records du monde sur 100m, 200m et 4x100 m — le placent dans la catégorie des champions hors norme, des êtres qui semblent évoluer dans une dimension inaccessible au commun des mortels.
Grâce au rire, il abolit ainsi les distances avec le mythe
La simplicité et l’humour dont il fait preuve contrecarrent cette image intimidante. Son sens de la dérision, quand il nous confie faire une diète aux chicken nuggets avant une course, le normalise. Il abolit ainsi les distances avec le mythe qu’il symbolise et se présente sous des traits plus ordinaires.
Dans le même temps, Usain Bolt use aussi de dérision quand il joue à être un super héro digne des "Quatre Fantastiques" en incarnant "L’éclair", l’homme le plus rapide du monde, qui signe chacun de ses exploits du geste de tir à l’arc. Cette métamorphose humoristique souligne alors son exceptionnelle aptitude à la course et à la vitesse. Elle renforce l’idée tendancieuse du don, de l’être extraordinaire aux pouvoirs surhumains.
Prises séparément, ces deux images pourraient être contradictoires, elles reflèteraient la modestie et la vanité. Or le rire et le détachement d’Usain Bolt associent ces deux images et les renforcent. Son talent spectaculaire est d’autant plus acceptable et admirable qu’il sait montrer ses faiblesses et que nous les partageons. De même, celles-ci nous apparaissent d’autant plus émouvantes et sincères qu’elles émanent d’un champion aux facultés inhabituelles.
Dans son ouvrage "Sociologie de la compétition", le sociologue Pascal Duret rappelait que "juger les champions à l’aune de leurs seules performances les rend particulièrement fragiles. Car leurs exploits, même ceux décrits comme inégalables, sont toujours ensevelis sous une avalanche ininterrompue de nouveaux records."
Si la gloire sportive s’accumule peu, gageons que la figure rieuse d’Usain Bolt vienne enrichir les images du sport de compétition, nous offrant le souvenir durable d’un exceptionnel champion divertissant et fantasque.
Par Sylvain Cubizolles
Sociologue
Source: Nouvel Obs