Né à Abidjan, forgé dans la capitale sénégalaise, Makhtar Fall allias Xu Man est sans nulle doute l’une des grandes figures du mouvement hip hop sénégalais. Trouvé dans sa demeure sise à liberté 6, à quelques mètres de la mosquée, il nous a reçus en ce mois béni de ramadan avec un sourire qui contraste avec la virulence de ses paroles. L’ex membre du groupe Pee Froisse qui se définit comme un simple musicien, nous parle de la philosophie politique de « Y’en à marre », met en garde le ministre de la culture et le régime de Macky Sall avant de diagnostiquer les maux du rap sénégalais. Entretien
Vous faites parti des pionniers du hip hop en Afrique, pouvez-vous nous dire ce qui vous a amené à adopter ce genre musical, qui n’est pas issu des traditions africaines ?
Au début j’écrivais des textes de poésie à l’école. Et l’avènement du break dance dans les années 80 a été le début de mon envol vers ce nouvel air musical. Cette musique a d’abord suscité ma curiosité, par ce qu’elle se faisait avec des paroles à la place de la chanson, une nouvelle façon de s’habiller avec des jeans, des tee-shirts etc. Ensuite, comme je ne comprenais pas ce que ces musiciens disaient parce qu’ils parlaient anglais et s’exprimaient rapidement, j’avais décidé de décoder le message qu’ils véhiculaient. C’est ainsi que j’ai découvert les groupes Public Ennemies, MWA, Brain nubians first, etc.
Le groupe (Pee Froiss) qui vous a révélé au public a volé en éclats après le succès, quelles sont les raisons de cette implosion pour vous ?
Pee Froissn, c’est d’abord une famille, parce que nous avons vécu ensemble quelque chose d’unique. Avec Cool kocc Six, Dady Bibson, Gee Bayss, nous avons grandi ensemble et avions déjà partagés des moments de joie et de tristesse bien avant le succès. Cependant, il est vrai qu’après 15 ans d’existence sur la scène musicale, le groupe s’est disloqué. La cause principale de l’éclatement du groupe est liée au fait que nous avions réussi à créer un grand groupe de Rap en étant des gamins de 16, 17 et 18 ans. Mais en grandissant, les priorités de chacun de nous ont changé Les objectifs n’étaient plus les mêmes et malheureusement pour la cohésion du groupe, chacun est parti de son coté. A cette cause, nous pouvons y ajouter la résiliation de notre contrat avec Mamadou Konté de Africa Fête qui était notre manager et le fait que nous n’avions pas pu mettre sur pied notre propre maison de production.
Que pensez-vous du mouvement Y’en à marre ?
Y’en à marre, c’est ce qu’il fallait, c’est arrivé au bon moment. Pendant des années, les rappeurs ont eu un discours très engagé, pour éveiller les consciences. Le hip hop a toujours été un mouvement très engagé politiquement. Dans les années 90, le régime socialiste du Président Abdou Diouf, ne nous permettait pas de décrier les maux de la société. Mais, malgré les menaces, les intimidations, et les risques d’emprisonnement, nous avions toujours dénoncé les injustices sociales avec notre propre langage. En 1998, par exemple, Pee Froiss avait sorti un album qui parlait de l’affaire Me Babacar Sèye. Nous étions obligés de nous auto-censurer parce qu’il y avait dans cet album des termes que nous ne pouvions pas étaler sur la place publique. Ensuite, après l’alternance, nous avons sorti un album avec un titre évocateur de notre engagement : «Ça va péter», pour dire au Président Wade si la mal gouvernance continue et que les promesses électorales ne sont pas respectées un jour ou l’autre, le peuple va prendre le pouvoir. Jusqu’en 2007, les rappeurs étaient pour le militantisme et en 2011, ‘’Y’en à marre’’ est venu avec un esprit nouveau : le militantisme est associé à l’activisme. Les rappeurs ne se limitent plus à crier sur tous les toits «ça ne va pas, il faut faire ceci ou cela». Ils crient leur ras le bol, et descendent sur le terrain comme vous l’avez constaté pendant tout le processus électoral de 2012.
Faites-vous partie du mouvement Y’en à marre ?
Oui, de cœur et d’esprit, je fais parti du mouvement. Même s’il faut reconnaitre que la base c’est Simon, Thiat, Fadel, Kilifeu, Fou Malade etc.
Quel est l’enseignement que vous avez tiré de la visite de Laurent Fabius au Q.G de ‘’Y’en à marre’’ ?
Le mouvement ‘’Y’en a marre’’ a dépassé les frontières du Sénégal, pendant les manifestations pré-électorales, chacune des ambassades des grandes nations, telles que la France, les USA, la Grande Bretagne etc., rédigeait et envoyait un rapport sur les manifestations des jeunes rappeurs sénégalais. C’est dire que pour ces pays, ‘’Y’en à marre’’ est la cristallisation de la demande populaire. Je ne serai pas étonné de voir bientôt, le Président Obama venir nous rendre visite au Q.G
«Ensuite, intégrer le gouvernement, peut conduire à développer au sein du mouvement, un sentiment de solidarité gouvernementale, qui nous empêcherait de dénoncer les dérives du régime. Enfin, nous avons constaté que tous les artistes qui ont tourné le dos au peuple pour des intérêts personnels ont perdu le public et se retrouve dans l’impasse. Musicalement parlant, ils sont morts à l’image de mon ami Pacotille, Idrissa Diop, Pape et Cheikh, Alioune Mbaye Nder, et tant d’autres».
Comment expliquez-vous le fait que M. Fabius vienne vous rendre visite avant même d’être reçu par le président de la République ?
C’est un acte purement politique. Il ne faut pas se voiler la face, nous savons tous que les relations diplomatiques entre la France et le gouvernement de Wade, battaient de l’aile. Le fait que ‘’Y’en à marre’’ soit un acteur principal de la deuxième alternance qui a dégagé le régime de Wade, c’est logique que la France vienne vers nous, c’est une logique politicienne donc un acte politique.
Donc, vous faites maintenant de la politique ?
Non ! (il coupe) nous collaborons avec les politiciens pour participer au développement du pays. Mais, nous ne faisons pas de la politique. C’est la raison pour laquelle, vous n’avez pas un seul membre du mouvement dans le gouvernement de Macky Sall. Pourtant, pendant la campagne nous étions plus représentatifs que les différents partis politiques, qui ont leurs membres dans ce nouveau gouvernement.
Étiez-vous (Y’en à marre) sollicité par le nouveau président pour être dans le gouvernement ?
Bien sur qu’on nous avait proposés des postes.
Pourquoi vous avez refusé ?
Nous sommes avant tout des artistes. Nous existons grâce à notre public qui est constitué par la majorité des Sénégalais. Si le mouvement ‘’Y’en à marre’’ a eu un impact positif, c’est parce que nous sommes restés à coté de notre public, pour transmettre le message et prôner l’activisme. Ensuite, intégrer le gouvernement, peut conduire à développer au sein du mouvement, un sentiment de solidarité gouvernementale, qui nous empêcherait de dénoncer les dérives du régime. Enfin, nous avons constaté que tous les artistes qui ont tourné le dos au peuple pour des intérêts personnels ont perdu le public et se retrouve dans l’impasse. Musicalement parlant, ils sont morts à l’image de mon ami Pacotille, Idrissa Diop, Pape et Cheikh, Alioune Mbaye Nder, et tant d’autres.
Les coupures d’électricité ont repris, le manque d’eau est criard dans certains quartiers de la ville, l’élection du nouveau parlement est marqué par le gaspillage avec la mobilisation des cars et des militants venus de tous les coins du pays sans parler du nombre inquiétant de ministres et de ministres d’Etat et bizarrement ‘’Y’en à marre’’ reste muet. Pourquoi ce silence ?
Nous nous sommes battus pour élire Macky Sall parce que le peuple avait besoin de changement. Maintenant, il faut éviter d’être des nihilistes pour critiquer ou crier tout le temps. C’est un nouveau régime. Il faut lui laisser d’abord le temps de diagnostiquer le malade que le défunt régime nous a laissé, avant de réaliser ses promesses. Les rappeurs ne créent pas la révolution mais suivent les revendications du peuple. Si la population sénégalaise trouve que le nouveau régime n’a pas respecté les promesses électorales, ‘’Y’en à marre’’ sera derrière le peuple pour dénoncer les dérives du gouvernement. Nous écoutons le peuple et vous conviendrez avec moi que malgré la reprise des délestages et les coupures d’eau, le peuple croit que l’état s’active pour régler définitivement le problème. Si jamais on nous apprenait que Macky Sall cherche à bafouer notre Constitution ou qu’il songe à faire voter une loi qui risquerait de nuire au peuple sénégalais, ‘’Y’en à marre’’ sera de nouveau dans la rue pour préserver les intérêts de la nation.
Pourquoi vous avez préférez rester dans la rue alors que le gouvernement vous aviez donné l’opportunité de défendre le peuple en étant dans les instances de décision comme le parlement par exemple ?
La philosophie politique du mouvement interdit à ses membres de faire de la politique, nous ne sommes pas un parti politique et dans notre pays, la politique est tellement mal faite que pour occuper un poste dans les instances de décision, vous êtes obligés d’avoir une coloration politique. ‘’Y’en à marre’’ fait partie de la société civile et si un de ses membres veut faire de la politique, il doit d’abord démissionner. Nous nous considérons comme des régulateurs publics, des gardiens de la Constitution. Nous avons une crédibilité que nous ne troquerons jamais, même avec des milliards. Le peuple est notre public et nous avons besoin de sentir cette interactivité avec notre public. Échanger cette notoriété pour nous artistes, ressemblerait à nous arracher le micro, donc nous priver de notre public. Vous savez aussi bien que moi que c’est le public qui fait vivre les musiciens et sans lui, l’artiste meurt. Cependant il sera normal de voir d’ici 5 à 10 ans des ministres ou des députés NTS car nous pensons que les jeunes qui adhérent à ce concept, seront bientôt matures et aspireront à gouverner le pays.
NTS n’est il pas le nom que les politiciens vous ont imposé à la place de ‘’Y’en à marre’’ ?
Pour nous ‘’Y’en à marre’’ est notre cri de guerre et NTS, notre état d’esprit. Pendant les manifestations, nous avions mis en avant ‘’Y’en à marre’’, pour mener le combat. Aujourd’hui, nous sommes sortis victorieux du combat et c’est dans l’ordre chronologique des choses, de promouvoir le concept du Nouveau Type de Sénégalais (NTS), qui participe activement au développement de son pays. Les politiciens ne nous ont rien imposé car même pendant les manifestations notre comportement renvoyait à l’esprit NTS. Par exemple, nous ramassions les ordures, commencions par l’hymne national et quand nous nous donnions rendez vous à 16 h en précisant NTS, cela veut dire qu’il ne faut pas être en retard. C’est juste que pour nous l’intérêt de la nation est au dessus des intérêts d’un individu ou d’un groupe d’individus, et bientôt vous verrez la matérialisation des chantiers NTS dans le domaine de la santé de l’environnement etc.
Pendant les manifestations Fou Malade (membre fondateur de ‘’Y’en à marre’’) a tabassé Gaston, et on se rappelle que le même Fou Malade, vous avez agressé avant de menacer Dady Bibson avec une arme à feu. Pensez-vous que cette personne peut donner une leçon de comportement aux Sénégalais ?
Nous avons fait pleins de conneries dans notre jeunesse. Il est vrai que certains d’entre nous ont eu des problèmes. Mais tous ces différends, sont derrière nous maintenant. Nous avons réglé le problème. C’est fini. Notre combat est au dessus de ces petites querelles de personnalités.
Le rap sénégalais a perdu la 3ème place mondiale qu’il occupait. Qu’est ce qui explique cette chute selon vous ?
La cause principale de ce recul est la piraterie. Un artiste qui n’arrive plus à vivre dignement avec les retombées financières de ses productions, n’a plus envie de produire et cela affecte la qualité de notre musique. Malheureusement au Sénégal, les grands pirates sont intouchables
Qui sont ces pirates et pourquoi sont-t-ils intouchables ?
Dans ce pays seuls 3 télévisions et 3 radios payent régulièrement les droits d’auteurs. Il s’agit de la RTS, de la TFM, et de la RDV pour les télévisions, en ce qui concerne les Radios, ce sont, la RFM et Dounya FM. Les autres télés et radios qui diffusent nos œuvres sont tous, des pirates.
«Je n’aime pas ce que vous appelez notre sport national. C’est ça un sport pour vous ? Quel plaisir peut procurer deux hommes robustes qui se donnent des coups à volonté ? Nous sommes en ramadan, et les choses qui se passent avant pendant et après un combat c’est du «bookalé yalla » (associer Dieu à quelque chose). Regardez ce qui se passe dans notre pays, pour un combat les gens sont prêts à faire tous les sacrifices, c’est remettre en cause le pouvoir de DS et tout bon musulman doit s’abstenir de tels actes».
Le ministre de la Culture a combattu la piraterie en tant que leader du Super Etoile. Aujourd’hui, il a plus de pouvoir pour mener ce combat. Quel est l’appel que vous lui lancez ?
Je ne lance aucun appel à Youssou Ndour. La loi a été votée à l’Assemblée nationale, il faut juste l’appliquer. La première chose est que la loi veut que tous les appareils qui permettent d’écouter de la musique soient soumis à des taxes. Cela veut dire qu’un appareil qui coûte par exemple 100 000 FCFA hors taxes va être vendu à 110 000 FCFA TTC (tout taxes comprises), et les 10 000 FCFA vont être versés au BSDA (bureau sénégalais des droits d’auteurs) qui va reverser cette somme aux ayant droits. La deuxième chose est qu’avec la future suppression du BSDA qui sera remplacé par la nouvelle société de gestion des collectivités, les taxes que la RTS verse pour le droit d’auteur, vont être multipliées par 10 car la RTS ne verse que 2,5% de son budget de fonctionnement aux artistes, alors que les artistes veulent que la RTS verse 10% de ses recettes publicitaires. Ensuite les sanctions prévues doivent être appliquées aux pirates. J’ai comme l’impression que les Sénégalais ne savent pas que la piraterie est un vol. Je demande donc à mes amis artistes de se rapprocher du BSDA pour sécuriser leurs albums ou produits car, beaucoup d’artistes sénégalais ne connaissent pas leurs droits.
Quel regard portez-vous sur le mouvement hip hop au Sénégal ?
La technologie donne plusieurs opportunités aux rappeurs donc c’est à nous de l’utiliser à notre avantage. Certains jeunes comme Kana Bass ont réussi à se faire un nom grâce à la musique digitale tandis que d’autres, attendent de trouver un producteur. C’est ainsi l’occasion pour moi de dire à ces derniers que la technologie leur offre la possibilité de s’auto produire à la maison, chez eux. Ils doivent seulement être un peu plus créatifs et ouverts, ensuite essayer de trouver un bon distributeur.
Comment vous vivez le mois de ramadan en tant qu’artiste ?
Comme tout bon musulman, je jeûne et je profite de ce mois, pour prendre des vacances.
Quel est votre loisir favori ?
La lecture est mon loisir préféré. Je lis beaucoup et mes auteurs préférés sont Bernard Webber, Amadou Hampathé Ba. J’aime aussi l’athlétisme, le foot et le basket.
Vous n’avez pas énuméré la lutte parmi vos loisirs favoris et pourtant il est notre sport national. Pourquoi ?
Je n’aime pas ce que vous appelez notre sport national. C’est ça un sport pour vous ? Quel plaisir peut procurer deux hommes robustes qui se donnent des coups à volonté ? Nous sommes en ramadan, et les choses qui se passent avant pendant et après un combat c’est du «bookalé yalla » (associer Dieu à quelque chose). Regardez ce qui se passe dans notre pays, pour un combat les gens sont prêts à faire tous les sacrifices, c’est remettre en cause le pouvoir de DS et tout bon musulman doit s’abstenir de tels actes. La lutte est en train de vampiriser tous les autres sports au Sénégal, les télévisions se bousculent pour avoir l’exclusivité d’une affiche, les sponsors injectent des centaines de millions pour un combat de lutte, les politiciens trouent les caisses de l’Etat pour assurer la balade du dimanche. Pendant ce temps, les autres sports sont en léthargies. Certains sports n’existent même pas au Sénégal.
Quels sont vos projets actuellement ?
Je prépare un album qui sera bientôt sur le marché mais il est important pour moi de dire aux fans de préparer la sortie de l’album d’un jeune que j’encadre et qui a du talent.
Réalisé par Boubacar Badji et Bassirou Sall (stagiaires)
Le Pays au Quotidien